Patricia Parry
Patricia Parry

Flocher prit à peine garde à Clara, ma maitresse supposée.Son oeil glissa sur elle, s'alluma l'espace d'une seconde, mais il n'était pas là pour ça.Ce n'était pas une conversation de femmes.Elle aurait pu, tout aussi bien se transformer en plante verte.Elle me l'avait parié en riant, au moment de quitter son hotel, et je ne l'avais pas crue.Flocher devait penser qu'elle n'était pas en

mesure de comprendre les mots de plus de deux syllabes.
Les grands mots de la littérature.
Tt puis nombre de femmes ne savaient pas lire, c'était de notoriéte publique; les lois qui imposaient des écoles pour les filles trop récentes n'étaient pas appliquées.Sa moue méprisante classait Clara parmi les illétrés, quantité négligeable.

Patricia Parry
Patricia Parry

Clara refusa qu’on alerte la police. Ce maudit gamin était sorti de chez elle la tête haute, et voilà qu’il revenait en deuil, lui balançant au visage une culpabilité dont elle se serait bien passée.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le cambriolage raté de Norbert et Julot. Elle les avait crus partis vers d’autres dupes. Oui, elle connaissait le sort de ces

enfants des rues ! Et alors ? Cela justifiait-il qu’elle se laisse rouler dans la farine ?

Patricia Parry
Patricia Parry

La violence du choc la jeta contre la portière.

Il n’y était pas allé de main morte. Une bonne poussée, une vraie puissance de bélier, suivie d’une volée de coups de poing, le tout dans une clamée d’insultes et de larmes :

— Sale garce ! Salope !

Patricia Parry
Patricia Parry

— Dehors ! dit-elle rudement.

Norbert tressaillit et lui jeta un regard suppliant. C’était vraiment un beau gamin. Ils étaient beaux tous les deux, d’ailleurs, avec ce faux air d’innocence qui devait faire merveille auprès des vieilles charitables. La prunelle était caressante, les joues rondes malgré la maigreur, la peau fraîche. Où diable étaient leurs parents ? Et

avaient-ils seulement des parents ? Julot portait beau, mais avait du mal à cacher les trous de sa chemise sous un gilet trop grand.

Clara prit sa décision : elle avait, il y a longtemps, décrété qu’elle ne se laisserait plus prendre aux singeries d’un homme. Le fait que ces deux-là n’avaient pas trente ans à eux deux n’était pas une raison suffisante pour abdiquer des

règles savamment établies.

— Dehors, répéta-t-elle. On ne me prend pas pour une idiote. Tu avais le gîte et le couvert. Tu viens de décider que tu retournes à la rue.

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle se déchaussa prestement et courut jusqu’au grand escalier qu’elle grimpa silencieusement, sous le seul éclairage de la lune. Elle tenait, serrée contre sa poitrine, une arme offerte par son vieil amant.

Patricia Parry
Patricia Parry

La visite au cimetière avait réveillé des démons.

Patricia Parry
Patricia Parry

Clara Saint-James, demi-mondaine naguère inscrite sur le fichier des prostituées, avait pour principe de ne jamais avoir affaire à la police, dont la mémoire reste aiguisée, chacun le sait.

Elle jeta un regard effaré autour d’elle, avant de prendre la fuite.

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle progressa lentement sous les arbres et lut quelques noms sur les stèles avant de repérer le mausolée, dont le seuil était couvert de fleurs fraîches coupées. Les armoiries des La Paillerie ornaient un écusson de guingois plaqué sur la grille. Elle passa son doigt sur les fleurs de lys.

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle portait pour l’occasion une toilette de demi-deuil, mauve et parme, qui mettait son teint en valeur. Rien d’ostentatoire, Clara Saint-James n’était pas de celles que l’on espère aux funérailles d’un cher disparu. Les codes étaient formels ; pas de gourgandine tapageuse penchée sur la dernière demeure de l’être aimé, côtoyant la légitime et les enfants. Elle avait donc

laissé passer quelques jours après l’enterrement du comte de La Paillerie.

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle s’était appuyée sur le corps d’un petit garçon.

Un gamin de dix à douze ans, maigre et pâle, était étendu sur une tombe fraîche, comme endormi. Il était vêtu d’une chemise claire, ouverte sur la poitrine, et d’une culotte de drap brun déchirée. Ses pieds étaient nus.

Au cou deux plaies béantes, comme des bouches décolorées, de part et d’autre

de la gorge.

Terrifiée, elle se pencha sur l’enfant. Il n’y avait rien à faire, elle le sut tout de suite. Mais elle ne put s’empêcher de toucher le visage blême, comme si quelque chose était encore possible. Elle regarda autour d’elle et ne vit aucun sang sur le sol aride. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours, la terre n’avait rien bu. Le petit cadavre avait

été transporté là et jeté sur la tombe. Elle souleva la tête de l’enfant et vit qu’il reposait sur un lit de fleurs blanches.

Patricia Parry
Patricia Parry

La liste des putains tarifées, maternellement tenue à jour par la République.

Les larmes jaillirent. Elle avança sans but, trébuchant sur les tombes. Les allées étaient vides. Le soir descendait doucement. Un peu de lumière blanche trouait encore la masse des arbres. Les jours s’allongeaient. On sentait le printemps poindre, une vie mystérieuse semblait sourdre de terre.

C’était une sensation étrange, ici, dans ce lieu consacré à la mort. Engoncée dans une bottine trop serrée, sa cheville plia, et elle chuta dans l’ombre d’un pin. Un chat roux déguerpit devant elle.

Elle retint un de ces jurons que La Paillerie lui interdisait de prononcer. Elle s’y reprit à deux fois pour se redresser. Le chat revint vers elle, s’enroula autour de sa

jambe. Elle tomba de nouveau. Sa main s’enfonça dans un tapis de feuilles, son poignet se tordit. Un cri jaillit de sa gorge, aussitôt réprimé. Elle se releva vivement, sa main gantée sur la bouche, et recula contre l’arbre.

Patricia Parry
Patricia Parry

Juste avant l’entrée en scène de La Paillerie, ses prix étaient fermes, connus de tout Paris : trois mille francs pour une nuit avec la belle. Une horizontale, comme on disait… De quoi nourrir une famille d’ouvriers une année durant. L’accès à son salon, où se croisait la crème de la IIIe République, passait déjà pour une faveur hors de prix, et il y avait de quoi se sentir

grisée par le ballet des politiques, des artistes officiels, des industriels qui campaient dans l’antichambre. Une apparence de pouvoir, aussi volatil que le seraient ses charmes. La Paillerie lui avait remis les pieds sur terre. Il apportait du sérieux ; l’hôtel, la rente, les domestiques, une vie quasi bourgeoise à portée de main, un vrai protecteur, qui dînait avec des ministres. Et

son nom effacé des registres.

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle se sentait tout à fait désemparée, elle le reconnut avec un haussement d’épaules. Depuis quinze ans, elle n’avait jamais vécu seule. Des premiers temps de son arrivée à Paris elle ne voulait pas se souvenir. Elle avait partagé la misère, la honte et l’effroi avec d’autres provinciales perdues. Dans le cloaque de la rue tout d’abord, dans des maisons ensuite. Elle y avait

appris que le rentier quinquagénaire crache au bassinet pour peu que l’on sache s’y prendre. Un gros épicier qui se rêvait notable avait payé sa liberté à la taulière. Il avait financé durant quelques mois les parties de campagne avec de joyeux étudiants. Un prétendu auteur dramatique, puis un aristocrate décavé lui avaient ouvert les portes d’un demi-monde glauque dont elle

n’avait pas tardé à comprendre les règles. Elle avait planté là l’épicier pour tâter du marquis et du fils de famille, rebondissant de petits meublés sordides en immeubles cossus. Le comte septuagénaire était la cerise sur le gâteau, l’apogée d’une carrière. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Patricia Parry
Patricia Parry

Elle sortit la lettre de son réticule. Vélin crème, armoiries en filigrane.



Ma chère enfant,

(Oh oui, elle aurait pu être sa fille !)
Ne me pleurez point. Ou pleurez-moi un peu. Allons, j’ai la vanité de croire que vos yeux ont versé quelques larmes. (Elle n’était pas allée jusque-là. La vanité des hommes est bien insondable.)

Aurez-vous la bonté de faire une dernière chose pour votre vieil ami ? (Toujours des exigences. Mais il lui laissait assez d’argent pour exiger encore.)
Vous trouverez dans le tiroir à secret de votre petit bureau en bois de citronnier un bon de 100 000 francs signé de ma main.
Cette somme est destinée à un jeune médecin qui a nom Victor Dupuy.
Vous rencontrerez le Dr

Dupuy en son cabinet sis boulevard Saint-Germain, au numéro 32.
Ou vous ne le rencontrerez pas, car je vous laisse juge.
Mais vous veillerez à lui faire parvenir cet argent.
Je compte, ma chère Clara, sur votre impitoyable honnêteté. (Il la connaissait bien. Il l’avait faite.)
Tout à vous au soir de ma vie,

Hugues de La Paillerie. + Lire la

suiteCommenter  J’apprécie          00

Patricia Parry
Patricia Parry

Le gardien ôta sa casquette au passage de cette femme hiératique dont le visage était recouvert d’un léger voile de gaze, les cheveux roux voletant sous un chapeau noir. Le buste droit, Clara semblait glisser, les pans d’une écharpe violette flottant dans son dos. L’employé du cimetière fut à deux doigts de se signer, elle le nota du coin de l’œil. Elle adorait se mettre en

scène. Avant de remonter les allées, tel un fantôme éploré, elle avait consulté le plan du cimetière pour s’y mouvoir sans la moindre hésitation.

Patricia Parry
Patricia Parry

Clara aimait les cimetières.

Enfant, elle avait l’habitude de jouer au milieu des croix dressées. Elle veillait à ce qu’il reste de l’eau dans les vases ébréchés et, au crépuscule, arrosait les fleurs ployées sous la chaleur. Son père était gardien des tombes.
Elle reconnut l’atmosphère familière, à peine franchies les grilles du Père-Lachaise. C’était sa

première visite, elle était seule. Son cocher l’avait déposée à l’entrée principale, boulevard de Ménilmontant, et l’y attendrait dans une heure.