Hector Berlioz
Hector Berlioz

La musique des théâtres, aussi dramatique que celle des églises est religieuse, est dans le même état de splendeur. Même invention, même pureté de formes, même charme dans le style, même profondeur de pensée. Les chanteurs que j’ai entendus pendant la saison théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de vocalisation qui caractérise[56] spécialement les

Italiens ; mais à l’exception de madame Ungher, Prima-donna allemande, que nous avons applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon baryton, ils ne sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d’un degré au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique pour l’ensemble, la justesse et la chaleur. L’orchestre, imposant et formidable, à peu près comme l’armée du

prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les qualités qu’on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre Valle, les violoncelles sont au nombre de... un, lequel un exerce l’état d’orfévre, plus heureux qu’un de ses confrères, obligé, pour vivre, de rempailler des chaises. À Rome, le mot symphonie, comme celui d’ouverture, n’est employé que pour désigner un certain

bruit que font les orchestres de théâtre, avant le lever de la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine disait un jour à Mendelssohn qu’on lui avait parlé d’un jeune homme de grande espérance nommé Mozart. Il est vrai que ce digne ecclésiastique communique fort rarement avec les gens

du monde et ne s’est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C’est donc un être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu’on n’y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui autrement que comme d’un jeune homme de grande espérance. Les dilettanti érudits savent

même qu’il est mort, et que, sans approcher toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. J’en ai connu un qui s’était procuré le Don Juan ; après l’avoir longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m’avouer en confidence que cette vieille musique lui paraissait supérieure au Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre

d’Apollo. L’art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils n’ont pas même l’idée de ce que nous appelons une symphonie.

J’ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que je penche fort à regarder comme un reste de l’antiquité : je veux parler des pifferari. On appelle ainsi des musiciens ambulants, qui, aux approches de Noël, descendent

des montagnes par groupes de quatre ou cinq, et viennent, armés de musettes et de pifferi (espèce de hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils sont, pour l’ordinaire, couverts d’amples manteaux de drap brun, portent le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur est empreint d’une certaine sauvagerie mystique pleine d’originalité.

J’ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, la tête légèrement penchée sur l’épaule, les yeux brillants de la foi la plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque aussi immobiles que l’image qu’ils adoraient. La musette, secondée d’un grand piffero soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux ou trois notes, sur

laquelle un piffero de moyenne longueur exécute la mélodie ; puis, au-dessus de tout cela deux petits pifferi très-courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblotent trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d’une pluie de bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort longtemps répétés, une prière lente, grave, d’une onction toute

patriarcale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été gravé dans plusieurs recueils napolitains, je m’abstiens en conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu’on peut à peine le supporter ; mais à un certain éloignement, ce singulier orchestre produit un effet auquel peu de personnes restent insensibles. J’ai entendu ensuite les pifferari chez

eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien l’émotion que j’en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des Abruzzes, où mon humeur vagabonde m’avait conduit ! Des roches volcaniques, de noires forêts de sapins formaient la décoration naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela venait encore se joindre l’aspect d’un de ces

monuments mystérieux d’un autre âge connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d’une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu desquels vint s’installer jadis Évandre l’Arcadien, l’hôte généreux d’Énée.

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Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique, quand on habite Rome ; j’en étais venu même, au milieu de cette atmosphère

antiharmonique à n’en plus pouvoir composer. Tout ce que j’ai produit à l’Académie se borne à trois ou quatre morceaux : 1º Une ouverture de Rob-Roy, longue et diffuse, exécutée à Paris un an après ; fort mal reçue du public, et que je brûlai le même jour en sortant du concert ; 2º La scène aux champs de ma symphonie fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant

dans la villa Borghèse ; 3º Le chant de bonheur de mon monodrame Lélio[57] que je rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime, le vent du sud, sur les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin ; 4e cette mélodie qui a nom la Captive, et dont j’étais fort loin, en l’écrivant, de prévoir la fortune. Encore, me trompé-je, en disant qu’elle fut composée à

Rome, car c’est de Subiaco qu’elle est datée. Il me souvient, en effet, qu’un jour, en regardant mon ami Lefebvre, l’architecte, dans l’auberge de Subiaco où nous logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur la table où il dessinait, je le relevai ; c’était le volume des Orientales de V. Hugo ; il se trouva ouvert à la page de la Captive. Je lus cette

délicieuse poésie, et me retournant vers Lefebvre : «Si j’avais là du papier réglé, lui dis-je, j’écrirais la musique de ce morceau, car je l’entends.

— Qu’à cela ne tienne, je vais vous en donner.»

Et Lefebvre, prenant une règle et un tire-ligne, eut bientôt tracé quelques portées, sur lesquelles je jetai le chant et la basse de ce petit air ; puis,

je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n’y songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez notre directeur, quand la Captive me revint en tête. «Il faut, dis-je à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, pour savoir un peu ce qu’il signifie ; je n’en ai plus la moindre idée.» — L’accompagnement de piano, griffonné à la

hâte, nous permit de l’exécuter convenablement ; et cela prit si bien, qu’au bout d’un mois, M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m’interpella ainsi : «Ah ça ! quand vous retournerez dans les montagnes, j’espère bien que vous n’en rapporterez pas d’autres chansons, car votre Captive commence à me rendre le séjour de la villa fort désagréable ; on ne peut faire

un pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner : «Le long du mur sombre... le sabre du Spahis... je ne suis pas Tartare... l’eunuque noir, etc,» C’est à en devenir fou. Je renvoie demain un de mes domestiques ; je n’en prendrai un nouveau qu’à la condition expresse pour lui de ne pas chanter la

Captive.»

J’ai plus tard développé et instrumenté pour l’orchestre cette mélodie qui est, je crois, l’une des plus colorées que j’aie produites.

Il reste enfin, à citer, pour clore cette liste fort courte de mes productions romaines, une méditation religieuse à six voix avec accompagnement d’orchestre, sur la traduction en prose d’une poésie de Moore

(Ce monde entier n’est qu’une ombre fugitive). Elle forme le numéro 1 de mon œuvre 18, intitulée Tristia.

Quant au Resurrexit à grand orchestre, avec chœurs, que j’envoyai aux académiciens de Paris, pour obéir au règlement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un progrès très-remarquable, une preuve sensible de l’influence du séjour de Rome sur mes idées, et

l’abandon complet de mes fâcheuses tendances musicales, c’est un fragment de ma messe solennelle exécutée à Saint-Roch et à Saint-Eustache, on le sait, plusieurs années avant que j’obtinsse le prix de l’Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels ! + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Federico Garcia Lorca
Federico Garcia Lorca

A las cinco de la tarde.
À cinq heures du soir.
Il était juste cinq heures du soir.
Un enfant apporta le drap blanc.

Dashiell Hammett
Dashiell Hammett

Les dés verts roulèrent sur le drap vert du plateau, atteignirent ensemble le rebord et rebondirent. L’un s’immobilisa aussitôt, montrant six points blancs en deux rangées parallèles de trois. L’autre trébucha jusqu’au centre avant de s’arrêter à son tour. Sa face supérieure ne portait qu’un seul point blanc.
Ned Beaumont poussa un grognement et les gagnants raflèrent

les enjeux.
Harry Sloss ramassa les dés et les secoua dans sa grande main blanche et poilue.
— Je vous fais ça en deux coups.

Claude Simon
Claude Simon

puis la porte se referma j'entendis son pas rapide s'éloigner décroître puis plus rien et au bout d'un moment je sentis la fraîcheur de l'aube, amenant le drap sur moi, pensant que l'automne n'était plus bien loin maintenant, pensant à ce premier jour trois mois plus tôt où j'avais été chez elle et avais posé ma main sur son bras, pensant qu'après tout elle avait peut-être raison et

que ce ne serait pas de cette façon c'est-à-dire avec elle ou plutôt à travers elle que j'y arriverais (mais comment savoir ?) peut-être était-ce aussi vain, aussi dépourvu de sens de réalité que d'aligner des pattes de mouche sur des feuilles de papier et de le chercher dans des mots, peut-être avaient-ils raison tous deux, lui qui disait que j'inventais brodais sur rien et pourtant on

en voyait aussi dans les journaux, de sorte qu'il faut croire qu'entre les magasins aux devantures en faux bois jaune et aux enseignes noires et or et le café-tabac, ou entre minuit et six heures du matin, ou entre deux rouleaux de drap, ils trouvaient parfois assez de temps et assez de place pour s'occuper de ces choses - mais comment savoir, comment savoir ? Il aurait fallu que je sois aussi

celui-là caché derrière la haie le regardant s'avancer tranquillement au-devant de lui, au devant de sa mort sur cette route + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          30

Claude Simon
Claude Simon

Donc : la vieille femme - le vieux, le fragile amas d'ossements, de peau, d'organes exténués, aspirant au repos, au néant originel, gisant - soulevant à peine le drap - au sein, au centre de la maison, régnant, invisible et omniprésente, non seulement sur toutes les pièces (présidant - sans qu'il soit besoin de nul benedicite - au repas, à la rupture en commun du pain dans le familier,

tintement des couverts heurtant les assiettes, au jacassement absurde de l'autre vieille femme), mais encore les débordant, étendant sa présence, son royaume au-delà des murs, au delà même du râle, comme si celui-ci n'avait même pas besoin d'être perçu par l'oreille pour être entendu jusqu'à la colline, et même plus loin, maintenant, dans la nuit silencieuse, la nocturne paix du

jardin.

Dylan Thomas
Dylan Thomas

Repose sans bouger, dors apaisé (Lie still, sleep becalmed)

Repose sans bouger, dors apaisé, avec cette blessure

Dans la gorge, te consumant et te retournant. Toute la nuit surnageant

sur l’océan silencieux nous avons entendu le son

Qui venait de la blessure enroulée dans le drap du sel.

A un mille sous la lune nous avons tremblé

en écoutant

la houle sonore de l’océan comme sang de la blessure bruyante

et quand le drap du sel se déchira en un orage de chants

Les voix de tous ceux qui se sont noyés remontèrent dans le vent.

Ouvre un sentier au travers de la lente et triste voile,

Jette au grand large du vent les portes du bateau errant

Pour

qu’enfin commence mon voyage au bout de ma blessure,

Nous avons entendu chanter la houle sonore de l’océan, nous avons vu

Le drap du sel se raconter. Repose sans bouger, dors apaisé, cache la bouche dans la gorge,

Ou nous devrons obéir, et avec toi chevaucher au travers des noyés.

Bruno Latour
Bruno Latour

Ils savent, ils entendent, mais au fond, ils n'y croient pas. C'est là, je crois, qu'il faut aller chercher l'origine profonde du climato-scepticisme. Ce n'est pas un scepticisme qui porte sur la solidité des connaissances mais un scepticisme sur la position dans l'existence. S'ils doutent ou s'ils dénient, c'est parce qu'ils prennent ceux qui crient à temps et à contre temps qu'il faut

changer totalement et radicalement de mode de vie pour des zozos dans plus de crésdit que Philippus le Prophète qui effraie Tintin dans l'Etoile Mystérieuse avec son gong et son drap blanc. "Le changement de vie total et radical", mais ils l'ont déjà accompli, justement, en devenant résolument modernes ! Si la modernité n'était pas si profondément religieuse, l'appel à s'ajuster à la

Terre serait facilement entendu. Mais comme elle a hérité de l'Apocalypse simplement décalée d'un cran dans le futur, elle ne suscite qu'un haussement d'épaules ou qu'une réposne indignée. "Comment pouvez-vous venir nous prêcher encore une fois l'Apocalypse. Où est-il écrit dans les Livres qu'il y aura une apocalypse après la première ? La modernité est ce qu'on nous a promis, ce que

nous avons conquis, parfois par la violence, et vous prétendez nous l'arracher ? Nous dire que nous nous sommes trompés sur le sens de la promesse ? Que la Terre promise de la modernité devrait rester promise ! C'est insensé".
Et en effet, il n'est écrit nulle part que l'Apocalypse puisse être suivie d'une autre. D'où cette certitude indéracinable, ce calme total, cette froideur de

marbre, de ceux qui lisent pourtant tous les jours l'annonce de catastrophes diverses. Il semble qu'ils aient droit à cett terre qu'on leur a en effet promise, mais cette terre n'a rien de terrestre, puisque ce qui est nié, justement, c'est qu'elle ait une histoire, une historicité, une rétroaction, des capacités, bref, des puissances d'agir. Tout tremble, mais pas eux, pas le sol sur lequel

ils ont les pieds posés.Le cadre où se déroule leur histoire est forcément stable. La fin du monde n'est qu'une idée. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          70

Francis Picabia
Francis Picabia

CHANT III
Noix de coco

Assembler leurs nuances
assises ensemble en disant amies,
cueillir la promenade
d’une jatte de lait,
rouge en câble de vieux Tramway

C’est jouer avec l’impatience
du badaud d’une génération.
Il n’y a pas de vérité ressemblante.
Née la lumière, les étoiles jouaient
avec un sage

libertin
d’ambitions du ciel odeur.
Ils lisent les nuages édifices
de l’intelligence
divine ou imagée.
Dieu adore le vrai
comme un être simple ;
son cerveau réduction du surhomme
ressemble à moi-même
sous le beau calorique de l’âme.
Je suis ma résurrection
et comme un bourdonnement

charmant au ciel des sots

disciples
de mes voyages thaumaturges
de divagations oreilles
dans l’église du bonheur me font mal ;
c’est pourtant une voluptueuse
ma main que l’on oublie en souriant.
L’état sauvage se dresse,
mais si lentement comme moral,
qu’un jour les mêmes pensées
de ma divinité au milieu du lit
des lilas
respireront mon

admiration.
Les jeunes femmes compagnes du fleuve logique,
viennent comme une tache sur l’eau
pour gagner un monstre enfumé
d’amis aimables
dans l’ordre du suicide courage

La lâcheté est la feinte
des mots visibles dans les os.
Te donner ajoutera des choses tristes
à mes paroles
dans la salle tiède des enfantillages

immortels.
La curiosité d’une blonde
dorée aux pieds légers
dans la clé d’un voyage serrurier
arrive par le trou de mon oreille
à la cuisine des témoins en voyage
où j’ai connu
la volupté de l’envie productive. ―
J’ai vu le créateur en abondance
extérieure au péché.
Rayons de la sagesse
si vous comprenez

la ressemblance de vérité
en même temps que les fleurs
de la promenade

sous le poids d’un paquet
en feuille parisienne
énorme suivant l’émotion
du tapage connu
fermez la fenêtre
que risquons-nous ? ―
Derrière elle,
la République de l’hôtel de ville
des militaires insaisissables
victimes du crime de

dissimuler
la mystérieuse femme de ménage,
offre aux inspecteurs de l’ordre
désemparé de toute la ville
de démêler les motifs.
C’est le sens
logique mais le drap glisse
aux pieds du Dieu
flegmatique
aspect physique de chemise

molle au bord des inquiétudes
du grand mathématicien
au plus inaltérable bon

sens.
Je regrette de n’avoir pas rencontré
dans ma vie l’apôtre un peu nerveux
de l’alphabet
du médium espace d’une minute ;
car attacher une importance
anéantirait toutes les routes directes
et aussi les sentiers de l’éternelle question ;
la lumière. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

John Betjeman
John Betjeman

1) Londres :
Noël
[…]
Et est-ce vrai ? Et est-ce vrai,
Ce conte de tous le plus incroyable,
Vu sur un vitrail coloré ;
Un nouveau-né dans une étable ?
Le Créateur des étoiles et des mers
Devenu Enfant pour moi sur terre ?

Et est-ce vrai ? Car si c’est vrai,
Aucun doigt affectueux nouant les liens
Autour de ces

babioles emballées,
Les douceurs de Noël et les petits riens,
Les sels de bain et le parfum bon marché
Et l’hideuse cravate si tendrement adressée,

Aucun amour au cœur d’une famille niché,
Aucun chant de Noël réjouissant l’air glacé,
Ni aucune cloche faisant trembler les clochers
Ne peut se comparer à cette seule Vérité –

Que Dieu se fit Homme en Palestine
Et vit aujourd’hui dans le Pain et le Vin de la vigne.


A propos du portrait d’un sourd (une référence à la mort de son père)
Le vieux visage affable, la tête en forme d’œuf,
La cravate discrètement tape-à-l’œil,
Les habits de chasse un peu flottants,
Et si bien ajusté, un linceul.

Il

aimait les vieilles salles à manger de la City,
Les pommes de terre en robe des champs,
Mais sa bouche n’est désormais ouverte
Que pour laisser la glaise de Londres entrer dedans.

Il m’emmenait pour de longues et silencieuses balades
Par des chemins de campagne, lorsqu’il était moins âgé,
Il connaissait le nom de chaque oiseau
Mais pas le

chant qu’il chantait.

Quand mes paroles lui échappaient
Il souriait et semblait si majestueux
Que je préfère ne pas penser
Aux asticots dans ses yeux.

Il aimait l’air délavé de Cornouailles,
L’odeur de la terre labourée,
Il aimait un paysage nu à perte de vue
Et à l’huile il le peignait.

Mais moins que tout il

aimait cet endroit
A la colline de Highgate Hill accroché
Terre mouillée couverte de marbre de Carrare
Où les Londoniens viennent s’entasser.
Il aurait aimé dire au revoir,
Serrer les mains de ses nombreux amis,
Mais à Highgate désormais les os de ses doigts
Du bout de ses mains sont sortis.

Toi, Dieu, qui le traite de la sorte,

Tu dis « Sauvez son âme et priez ».
Tu me demandes de Te croire quand
Je ne vois que fumier.


Dans l’abbaye de Westminster
Laisse-moi ôter mon autre gant
Tandis que la vox humana s’amplifie,
Et que les prairies enchanteresses de l’Eden
Se prélassent au soleil sous les cloches de l’abbaye.
Ici, où gisent les grands hommes

d’Angleterre,
Ecoute d’une femme distinguée la prière.

Seigneur plein de grâce, oh bombarde les Allemands.
Epargne leurs femmes au nom de Ta Charité,
Et si cela pose trop de difficultés
Tes Erreurs seront pardonnées.
Mais, Seigneur plein de Grâce, quoi qu’il en soit,
Ne laisse aucune bombe tomber sur moi.

Conserve intact

notre Empire
Que Ta Main conduise nos Drapeaux,
Les vaillants noirs de la lointaine Jamaïque,
Du Honduras et du Togo ;
Protège-les, Seigneur, sous le feu,
Et protège les blancs encore mieux.

Pense à ce que notre Nation représente,
Les livres de chez Boots, les petits chemins ruraux,
La liberté de parole, les forfaits de transport, la

distinction sociale,
La démocratie et un réseau d’eaux usées comme il faut.
Seigneur, mets sous Ta protection toute particulière
Le cent-quatre-vingt-neuf, Cadogan Square.

Seigneur aimé, j’ai commis des péchés,
Cependant aucun crime très important ;
Désormais je me rendrai à l’Office du Soir
Dès que j’en aurai le temps.

Aussi, mets-moi de côté une couronne, Seigneur très bon.
Et ne laisse pas descendre le cours de mes actions.

Je travaillerai dur pour Ton Royaume,
J’aiderai nos gars à l’emporter par les armes,
J’enverrai des plumes blanches aux mauviettes
Je m’engagerai dans le corps d’armée des Femmes,
Et les Marches de Ton Trône, je les rendrai belles

Dans la Zone de Sécurité Eternelle.

Je me sens un peu mieux à présent,
Quelle récompense d’entendre une Parole de Toi,
Ici où les ossements d’importants chefs d’Etat,
Ont été ensevelis tant de fois.
Et maintenant, Seigneur aimé, je dois y aller
Car j’ai rendez-vous pour déjeuner.


N.W.5 & N.6
Les falaises rouges

se dressent. Et vers leurs sommets, les monte-charges
S’élancent avec les provisions à des hauteurs argentées.
Lissenden Mansions. Et ma mémoire retrouve
Des lis dans les éclairages électriques semblables à des lis
Et des odeurs d’Irish stew dans l’odeur des prunus
Et des tumultes marins dans ceux des tramways londoniens.

Parmi tous ces

souvenirs, ma mémoire ressuscite le calme
De cette haie de troènes sombre aux joies intarissables,
Ici en premier lieu, absorbée par son régime de feuilles,
Je regardais se nourrir la chenille ondulante
Et la voyais suspendue en une écume collante
Jusqu’au jaillissement du phalène hors de la chrysalide, après des semaines d’attente.

Je vois les

branches noires d’un chêne se découper sur le ciel,
Des écureuils rouges sur le Burdett-Coutts estate.
Je pose à ma nurse la question « est-ce que je mourrai ? »
Au moment où les cloches de la triste Sainte-Anne retentissent si tard,
« Et si je meurs vraiment, irai-je au Paradis ? »
Highgate entre chien et loup. Mille neuf cent onze.

« Tu iras.

Pas moi. » De la part de cette piètre bonne d’enfants,
Sadique et puritaine comme je m’en aperçois aujourd’hui,
J’ai d’abord appris ce qu’était la peur,
Nourri de force, étalé en travers sus ses genoux,
Enfermé dans des placards, à longueur de jour abandonné,
« Pour les siècles des siècles ». Terribles mots sur lesquels prier.

«

Pour les siècles des siècles ». Ce n’est pas tant ce qu’elle ferait
Qui me terrifiait à ce point mais sa propre peur
Et sa culpabilité devant ce qui n’aurait pas de fin. Moi aussi je les ai attrapées,
Moi qui ai horreur de penser à la succession des sphères
Dans l’éternité et l’implacable volonté de Dieu.
J’ai attrapé sa terreur à cette

époque. Je l’ai toujours.


2) Autour de Londres
Slough
Allez-y, bombes bienfaisantes, sur Slough, il faut vous déverser
Cette terre ne convient plus aux hommes désormais,
Plus le moindre brin d’herbe en pâture à brouter
Répandez-vous, Trépas !

Allez-y, bombes, en mille morceaux pulvérisez-les
Ces cantines climatisées

immaculées,
Ces fruits en boîte, viande en boîte, lait en boîte, haricots en boîte
Consciences en boîte, respiration en boîte.

Ruinez les ruines de ce qu’on prétend appeler une cité –
Pour une maison, quatre-vingt-dix-sept livres à débourser
Puis une fois par semaine, sur vingt années,
Une demi couronne,

Et visez bien cet homme

au menton gras
Qui toujours trichera et toujours gagnera,
Qui lave sa peau dégoûtante de pacha
Dans les larmes des femmes,

Feu sur son bureau en chêne astiqué
Feu sur ses mains qui savent tout caresser
Faites taire son assommante blague d’obsédé
Faites-le hurler de douleur.

Mais épargnez les jeunes employés aux crânes

luisants
Chargés d’additionner les profits de ce mufle puant ;
Ce n’est pas de leur faute s’ils ont l’esprit chancelant,
Ils ont goûté à l’Enfer.

Ce n’est pas de leur faute si le chant des oiseaux,
Ils n’ont pas pu l’apprendre à la radio,
Ce n’est pas de leur faute s’ils ont souvent les beaux
A Maidenhead.

S’ils

parlent marques de voitures et sport
Dans différents pubs soi-disant Tudor
S’ils rotent plutôt que d’oser regarder dehors
Tout là-haut vers les étoiles.

Méticuleusement, dans des intérieurs toutes commodités,
Leurs femmes mettent en plis des cheveux oxygénés
Et à l’air synthétique les font sécher
En vernissant leurs ongles.

Tombez sur Slough, bienfaisantes bombes, allez-y !
Pour que la charrue y soit accueillie.
La récolte est pour aujourd’hui ;
La terre expire.


Jeux d’intérieur près de Newbury

Au milieu des bouleaux argentés serpente le macadam des petites routes tortueuses
Et les panneaux pour Bussock Bottom, Tussock Wood et Windy Brake,
Les

pavillons à pignon, les églises aux tuiles bien accrochées, capturent les lumières de notre Lagonda
En route pour la fête de Wendy, la crème de citron et le Christmas cake.
Large gamme de moteurs vrombissants,
Une fois passée la pinède en ronronnant
Allez-y, Hupmobile, Delage !
Rapide le voyage avec vos chauffeurs,
Faisant crisser le gravier des

demeures
A la sortie de leur confortable garage.

Oh Wendy, au moment où le tapis s’écrasait sous mes chaussons
Tu apparaissais là, dans la rivière de tes cheveux dorés,
Ravissante dans la lumière brillante de l’entrée
Tu te tenais là et aussitôt tu m’entraînais dans un jeu de clumps

Puis le nouveau Victrola se mettait à jouer

Et ton original d’oncle à annoncer
« Choisissez vos partenaires pour un fox-trot ! Dansez jusqu’à l’heure du thé !
Allez, jeunesse, et que ça swing ! »
Etait-ce la chance qui nous réunissait avec adresse,
Moi, qui t’aimais de toute ma tendresse,
Toi, qui me serrais tout contre toi, bien fort contre ta robe de soirée ?

« Rejoins-moi après

le goûter ! » Ainsi nous rejoignions-nous et personne ne nous trouvait.
Oh ce placard sombre et douillet pendant que les autres jouaient à cache-cache !
Mains jointes dans le silence de la chambre autour de nous, nos deux cœurs qui battaient,
Mains jointes et entendant à peine les pas soudains, le bruit assourdi et les cris perçants.
Amour trop profondément enraciné

pour s’embrasser –
« Où est Wendy ? Wendy nous a quittés ! »
Amour si pur qu’il ne pouvait durer ainsi,
Amour si puissant que, de peur, je demeurai transi
Quand tu serrais si fort mes doigts sans répit
Et murmurais dans ton étreinte « je suis ton amie ».

Good-bye Wendy ! Fées, elfes des pins et gnomes des mélèzes, à vous de jouer,

Les étoiles aux yeux de paillettes jettent de furtifs éclats
Sur le parcours glissé de la luxueuse Lagonda
Qui redescend les chemins sinueux du bitume vers les carreaux éclairés du foyer.

Là, au milieu des bouleaux argentés,
Toutes les cloches de tous les clochers
Ont retenti dans le reste du bain se vidant dans le frimas.
Wendy qui m’a fait me

déshabiller à toute vitesse,
Wendy qui du drap devient la caresse
Wendy inclinée qui me bénit avec tendr + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Rafael Alberti
Rafael Alberti

MA LYRE
Laredo

Ma lyre, quand tu n'auras plus
de lit ouvert à ton repos,
regarde : il te reste la mer
joyeuse, fraîchette et douillette,
ma lyre !

Un drap bleu, avec un rabat
de blanche écume délicate !
Des oreillers de sable : taies
joyeuses, fraîchettes, douillettes,
ma lyre !

Et qui me

déshabillera
au pied de cette eau de saphir ?

- La reine des sirènes
et le fils du roi de la mer
ma lyre.


L'amante - Vers les rivages du Nord - 1925