Anne Cuneo
Anne Cuneo

Depuis bientôt un an, je cherche le moyen d’attaquer ce qu’il faut bien que j’appelle ma seconde, ma nouvelle vie. Je tourne autour d’images, de sensations, de couleurs. Et je les trouve pâles, trop pâles pour les rendre, si lointaines que j’en désespère. Jamais cela ne fera une histoire à raconter.
Mais je sais que la mémoire a ses raisons et ses chemins. J’ai fini par me

dire : ça viendra. Depuis des mois, je souhaite (sans le chercher) un incident comme celui de la petite madeleine de Proust – la résurgence de cette gouttelette irisée qu’il faut saisir au vol.
C’est arrivé.
Je viens de passer presque un mois à Lausanne où je n’habite plus. L’autre jour, sans le vouloir (mais ce n’est sans doute pas un hasard), j’ai emprunté un

itinéraire ancien, abandonné depuis longtemps parce que rien ne demandait plus que je fréquente ce quartier-là. (...) Je longeais distraitement quelques vitrines, engoncée dans mon manteau pour me protéger du froid, lorsqu’une pancarte a accroché mon regard : « Biscômes maison ». (...)
Je suis restée là, gluée à la vitrine malgré la bise noire, cinq bonnes minutes. Cette

pancarte… Cette pancarte… Pourquoi est-ce que?…
Et soudain, j’ai VU. Cette pancarte, c’était moi qui l’avais faite.
Tout m’est tombé dessus d’un seul coup.
J’ai compris pourquoi ma mémoire avait refusé de fonctionner : pour me protéger. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          20

Patricia Parry
Patricia Parry

La liste des putains tarifées, maternellement tenue à jour par la République.

Les larmes jaillirent. Elle avança sans but, trébuchant sur les tombes. Les allées étaient vides. Le soir descendait doucement. Un peu de lumière blanche trouait encore la masse des arbres. Les jours s’allongeaient. On sentait le printemps poindre, une vie mystérieuse semblait sourdre de terre.

C’était une sensation étrange, ici, dans ce lieu consacré à la mort. Engoncée dans une bottine trop serrée, sa cheville plia, et elle chuta dans l’ombre d’un pin. Un chat roux déguerpit devant elle.

Elle retint un de ces jurons que La Paillerie lui interdisait de prononcer. Elle s’y reprit à deux fois pour se redresser. Le chat revint vers elle, s’enroula autour de sa

jambe. Elle tomba de nouveau. Sa main s’enfonça dans un tapis de feuilles, son poignet se tordit. Un cri jaillit de sa gorge, aussitôt réprimé. Elle se releva vivement, sa main gantée sur la bouche, et recula contre l’arbre.

Christine Féret-Fleury
Christine Féret-Fleury

Lavinia a mis en marche les essuie-glaces pour chasser une pluie de feuilles mortes qui, balayées par le vent, s'étaient abattues sur le pare-brise. Nous venions de tourner le coin de l'aile principale; une mince silhouette engoncée dans un caban de marin s'est détachée du mur blanc pour venir à notre rencontre. Sarah a baissé sa vitre, et Jonathan s'est penché vers elle, souriant.

-Salut, petite sœur, a-t-il chuchoté. J'ai un cadeau pour toi. Il a sorti sa main de sa poche. Au bout de des doigts, l'aigue-marine entourée de perles se balançait.

Patricia MacDonald
Patricia MacDonald

Prologue

Le chahut était assourdissant. Les fauves, tout juste libérés de la cage grise du collège, se retrouvaient enfermés dans le vieux bus scolaire jaune et se débattaient avec la dernière énergie, sautant sur les sièges délabrés et hurlant à qui mieux mieux. On poussait ses voisins, on se provoquait, on ne communiquait que par des vociférations. Quant au chauffeur, il

ne cessait de se retourner pour hurler « Du calme ! », ce qui ne servait qu’à déclencher des cascades de rires et d’insultes.

Tassée contre la vitre, Blair Butler se taisait et s’efforçait de ne pas bouger pour ne pas attirer l’attention sur elle. Elle se bornait, de temps à autre, à tourner la tête vers Molly Sinclair, assise à côté d’elle, et elles échangeaient

un sourire. Molly était sa meilleure amie, sa seule amie. Menue, avec de longs cheveux bruns, et toujours imperturbable. Il était rare qu’elle accompagne Blair chez elle après les cours, mais aujourd’hui elle avait obtenu l’autorisation de prendre le même bus qu’elle.

En principe, les deux amies traînaient plutôt chez Molly et prenaient donc un autre bus qui longeait les

bois, de l’autre côté de la station de ski des Poconos où elles vivaient.

Aujourd’hui, les parents de Molly avaient fermé leur brasserie, L’Après-Ski, pour se rendre à une foire commerciale à Philadelphie. Ils ne voulaient pas que Molly reste seule chez elle car, ces derniers temps, la police avait été appelée à plusieurs reprises chez leur voisin, un alcoolique qui se

défoulait de ses frustrations sur sa famille, à coups de poing. Les Sinclair auraient préféré que Molly vienne avec eux à Philadelphie, mais elle avait un exposé à faire ce jour-là et tenait à aller en cours. Et Blair, même si elle redoutait d’amener quelqu’un chez son oncle, avait évidemment invité Molly.

Le bus cheminait lentement le long des rues escarpées de

Yorkville, lâchant çà et là des collégiens. Il bifurqua et descendit Main Street cahin-caha. On était en semaine, un lugubre après-midi de début novembre, et il n’y avait pas grand monde dans le centre-ville. Les arbres étaient dénu


dés, mais on attendait encore la neige qui ramènerait à Yorkville les amateurs de sports d’hiver et la prospérité.

Le

nez collé à la vitre, Blair regardait défiler Main Street. La brasserie, le bazar, les bureaux du journal local, les boutiques de vêtements. Sur le trottoir, un chien traînait au bout de sa laisse une femme engoncée dans une parka et coiffée d’un bonnet.

Blair se tourna vers Molly.

– Comment va ton chien ?

Molly avait récemment été autorisée à

adopter au chenil un chiot brun et blanc avec de grands yeux, qui ne savait encore que japper. Avoir un pareil compagnon aurait été pour Blair un bonheur inouï, qu’elle ne connaîtrait jamais.

– On a emmené Pippa chez le vétérinaire pour les vaccins. Elle n’a même pas eu peur. Le Dr Kramer dit qu’elle est en bonne santé, mais elle a des puces. On a dû acheter un

produit pour la traiter tous les mois.

– Et aujourd’hui, qui s’occupe d’elle ?

– On l’a mise au sous-sol, avec du papier journal un peu partout, parce qu’elle n’est pas encore propre. On lui a laissé de la nourriture et de l’eau. Maman a dit que Pippa serait très bien. Ils doivent rentrer vers sept heures et demie pour passer me prendre. D’ici là, ça

ira.

Blair hocha la tête comme si elle comprenait, mais en réalité elle ignorait tout de l’éducation d’un animal. Chez l’oncle Ellis, il n’y en avait jamais eu. Il ne s’intéressait qu’aux bêtes qu’il tuait pendant la saison de la chasse. Beaucoup de chasseurs avaient des chiens, pas Ellis. D’après lui, les chiens étaient une source d’ennuis. Les chiens et les

nièces, précisait-il, faisant allusion à Blair et à sa sœur aînée, Celeste. Mais en ce qui concernait les nièces, il n’avait pas eu le choix.

Blair ravala un soupir.

– On n’est plus très loin, dit-elle, nerveuse.

Le bus quitta le centre-ville. Aussitôt, les bois qui tapissaient la montagne se refermèrent sur lui. Il enfila des routes sinueuses

et stoppa à l’angle d’un chemin non goudronné.

– C’est notre arrêt, dit Blair.

Molly la suivit dans l’allée centrale. La meute de collégiens s’était clairsemée et avait perdu de l’ardeur. Elles durent tout de même esquiver des projectiles et essuyer huées et invectives. Blair regardait droit devant elle, feignant de ne pas entendre, mais Molly,

qu’on n’intimidait pas facilement, fusilla des yeux leurs persécuteurs. « Abrutis ! » leur asséna-t-elle.

Blair réprima un sourire. Comme elle aurait aimé posséder le même courage ! Elles descendirent du bus. Le silence qui les enveloppa brusquement, à peine troublé par le grondement lointain d’un torrent, fut un soulagement. Blair s’emplit les poumons de l’air

froid et pur des montagnes, puis les deux amies se mirent en marche.

De l’autre côté de la ville, où habitait Molly, les maisons, peu nombreuses, étaient bien entretenues, nichées entre de majestueux sapins. Le chemin menant chez l’oncle Ellis était sinistre, rongé par les mauvaises herbes. Tina, la mère de Celeste et Blair, avait grandi ici, au bout de Burnham Lane. Ce

coin avait dû être agréable, à une époque, mais il était à présent défiguré par des mobile homes lépreux.

La vieille maison Dietz, quant à elle, semblait au bord de l’implosion. La peinture des bardeaux s’écaillait par plaques, le terrain ressemblait à une casse automobile. Il y avait un énorme trou dans le plancher de la véranda. Au lieu de le réparer, Ellis avait

posé dessus des chevalets de sciage. Plus embarrassant, un gigantesque drapeau confédéré, déchiré et fané, ornait la façade et masquait complètement l’une des fenêtres. Sa seule vue faisait frémir Blair.

Ce n’était pourtant rien, comparé à la collection de souvenirs nazis exposée dans le salon. À l’idée que quelqu’un voie ces svastikas, Blair avait la nausée.

Elle évitait coûte que coûte de pénétrer dans cette pièce. Ce sont les convictions de mon oncle, avait-elle envie de dire aux visiteurs. Moi, je ne suis pas comme ça. Mais un coup d’œil à Molly la rassura. Son amie savait déjà tout ça.

Blair monta les marches de la véranda et déverrouilla la porte. Ellis n’était pas rentré du travail, son pick-up n’était pas là.

Elle appela Celeste, à tout hasard. Pas de réponse, ce qui ne la surprit pas. La belle Celeste, à la silhouette parfaite et aux longs cheveux noirs, était rarement à la maison. Le moins possible. Les études étant le cadet de ses soucis, elle ne rentrait pas faire ses devoirs après les cours. Certains de ses amis possédaient maintenant une voiture, elle pouvait donc s’évader. Pour

Blair, ce n’était pas encore possible.

Elle alluma les lumières du rez-de-chaussée et se dirigea vers la cuisine. La veille, sachant que Molly viendrait, elle avait tout nettoyé de son mieux. Le lino était usé jusqu’à la trame, la table et les chaises poisseuses. Elle songea à la cuisine rutilante des parents de Molly, au plan de travail en inox immaculé, mais chassa cette

image de son esprit. Il n’y avait plus d’assiettes sales traînant sur la moindre surface horizontale, c’était déjà ça. Elle sortit de l’antique réfrigérateur les deux sodas à l’orange qu’elle avait achetés pour l’occasion. Elle avait aussi prévu un paquet de cookies au beurre de cacahuètes.

– On emporte ça dans ma chambre, dit-elle.

Au cas où

l’oncle Ellis débarquerait, pensa-t-elle, mais elle n’avait pas besoin de le dire. Elles montèrent dans la chambre, une pièce tout en longueur, dont Blair ferma la porte à clé.

Assises sur le lit, elles dévorèrent leur goûter. Bientôt, grâce à Molly toujours si pleine de vie, Blair commença à se détendre. Elles se mirent à bavarder et plaisanter en échangeant les

derniers potins. Elles se vernirent les ongles puis, sur l’ordinateur portable de Molly, surfèrent sur Facebook. Perdues dans leur univers, elles auraient pu se trouver n’importe où sur la planète. C’est drôlement bien, se dit Blair.

Ce fut à cet instant qu’elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir à la volée, et le pas lourd de son oncle.

Elle

l’entendit grommeler, mais il n’appela pas. Ni Blair ni Celeste. Il ne le faisait jamais. Leur mère, elle, était toujours heureuse de les retrouver, lorsqu’elle venait les chercher à la garderie ou les réveillait le matin.

Depuis quelque temps, Blair avait du mal à visualiser le visage de sa mère. Elle avait cinq ans, et Celeste neuf, quand Tina était morte, huit ans plus

tôt. Leur père les avait abandonnées depuis longtemps, Blair ne se souvenait plus du tout de lui. Elle avait rencontré l’oncle Ellis pour la première fois au moment où l’on avait diagnostiqué chez Tina un cancer du poumon de stade quatre.

À l’époque, Ellis était marié à une blonde potelée, Sheree, qui affectionnait les jeans cloutés de strass. Après le décès de

Tina, elle avait insisté pour qu’Ellis accueille ses nièces chez lui. Il y avait de la place dans cette grande baraque, clamait Sheree, et elle avait envie de materner les filles. On avait donc emballé les affaires de Blair et Celeste, on les avait enlevées à leur famille d’accueil et transportées ici, dans les Poconos. Quelques mois plus tard, Sheree rencontrait un autre homme et

quittait la ville, laissant son grincheux de mari avec deux nièces, dont il ne voulait pas, sur les bras.

Molly agita un flacon de vernis.

– Je crois que sur les orteils, je vais mettre ce doré pailleté.

– Ouais, c’est chouette.

– Qu’est-ce que tu as ?

Blair écoutait Ellis monter pesamment l’escalier. Elle jeta un regard

vers la porte.

– Rien…

– Ne fais pas attention à lui.

Blair ne put s’empêcher de penser, pour Molly, c’était facile à dire. Son père et sa mère l’adoraient. Ils ne lui criaient jamais après, ils ne la menaçaient pas ou ne l’enfermaient pas dehors quand ils étaient furieux.

– D’accord.

Mais ce n’était pas si

simple.

– Blair ! beugla Ellis, dont les pas résonnaient dans le couloir.

Il agrippa la poignée de la porte.

– Ouvre !

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Marie Cardinal
Marie Cardinal

A l'heure dite j'étais au fond de l'impasse, toute empaquetée de serviettes, de coton, engoncée dans des sortes de couches que je m'étais fabriquées. J'ai attendu un peu parce que j'étais arrivée en avance. La personne avant moi est sortie. Comme la veille j'ai entendu les ouvertures et les fermetures des deux portes. Enfin je suis entrée et j'ai dit tout de suite :
« Docteur, je

suis exsangue. »
Je me souviens très bien avoir employé ce mot parce que je le trouvais beau. Je me souviens aussi que je voulais avoir un visage et une attitude pathétiques. Le docteur m’a répondu doucement et calmement :
« Ce sont des troubles psychosomatiques, cela ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose. »
Il y avait là ce divan que je ne voulais pas

employer. Je voulais rester debout et me battre. Les mots que cet homme venait de prononcer m’avaient giflée en pleine face, jamais je n’avais rien encaissé de si violent. En pleine figure ! Mon sang ne l’intéressait pas ! Alors tout était détruit ! J’en étais suffoquée, foudroyée. Il ne voulais pas que je parle de mon sang ! Mais de quoi d’autre voulait-il que je parle ? de

quoi ? En dehors de mon sang il n’y avait que la peur, rien d’autre, et je ne pouvais pas en parler, je ne pouvais même pas y penser.
Je me suis effondrée et j’ai pleuré.
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Marie-Odile Ascher
Marie-Odile Ascher

Je n'avais pas déniché le moindre bout de savon, j'avais également cherché en vain du sel. Par contre, j'ai fait l'acquisition d'un unique morceau de sucre. Une très vieille femme engoncée dans des lainages le proposait, sur un petit carré de papier blanc posé sur sa paume ouverte.