Albert Caraco
Albert Caraco

Madame Mère vit en moi, je n'ai plus de raison de la pleurer, elle s'est incarnée et je la porte dans mon sein, c'est elle mon enfant, je crus d'abord que j'allais l'oublier. Vaine présomption! Non, Monsieur Père, elle n'est pas anéantie et vous la retrouverez en moi, séchez vos larmes.

Albert Caraco
Albert Caraco

Je suis l’un des prophètes de ces temps et je ne m’en doutais naguère, c’est l’opinion de mes rares juges et je veux l’adopter, je me crus philosophe et raisonneur, on prétend que je suis un inspiré, possible que je me trompai de bonne foi sur le sens de mon œuvre, mais je craignis de me donner un ridicule.

Adolfo Bioy Casares
Adolfo Bioy Casares

Sur le moment, je me sentis content de moi. Je crus avoir fait cette découverte : il doit y avoir dans nos activités des répétitions constantes et inattendues. Une occasion favorable m'avait permis de l'observer. Il nous est rarement donné d'être le témoin clandestin de plusieurs entrevues entre les mêmes personnes. Dans la vie, comme au théâtre, les scènes se répètent.

Hector Berlioz
Hector Berlioz

XXXVI

La vie de l’Académie. — Mes courses dans les Abruzzes. — Saint-Pierre. — Le spleen. — Excursions dans la campagne de Rome. — Le carnaval. — La place Navone.

J’étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l’Académie. Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, annonce l’heure des repas. Chacun

d’accourir alors dans le costume où il se trouve ; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre glaise, les pieds en pantoufles, sans cravate, enfin dans le délabrement complet d’une parure d’atelier. Après le déjeuner, nous perdions ordinairement une heure ou deux dans le jardin, à jouer au disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles

qui habitent le bois de lauriers ou à dresser de jeunes chiens. Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient plutôt d’un excellent camarade que d’un sévère directeur, prenait part fort souvent. Le soir, c’était la visite obligée au café Greco, où les artistes français non attachés à l’Académie, que nous appelions les hommes d’en bas, fumaient

avec nous le cigare de l’amitié, en buvant le punch du patriotisme. Après quoi, tous se dispersaient... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je m’y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble autour d’un petit jet d’eau

qui, en retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du Freyschütz, d’Obéron, les chœurs énergiques d’Euryanthe, ou des actes entiers d’Iphigénie en Tauride, de la Vestale ou de Don Juan ; car je dois dire, à la louange de mes commensaux de l’Académie, que leur goût musical était des moins

vulgaires.

Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions concerts anglais, et qui ne manquait pas d’agrément, après les dîners un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant tant bien que mal quelque air favori, s’arrangeaient de manière à en avoir tous un différent ; pour obtenir la plus grande variété possible, chacun

d’ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le spirituel et savant architecte, chantait sa chanson de la Colonne, Dantan celle du Sultan Saladin, Montfort triomphait dans la marche de la Vestale, Signol était plein de charmes dans la romance Fleuve du Tage, et j’avais quelque succès dans l’air si tendre et si naïf Il pleut bergère. À un signal donné, les concertants

partaient les uns après les autres, et ce vaste morceau d’ensemble à vingt-quatre parties s’exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les barbiers de la place d’Espagne, souriant d’un air narquois sur le seuil de leur boutique, se renvoyaient l’un à l’autre cette naïve exclamation : Musica

francese !

Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On pense bien que les pensionnaires n’avaient garde d’y manquer. La journée du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des courses plus

ou moins longues dans les environs de Rome. C’étaient Ponte Molle, où l’on va boire une sorte de drogue douceâtre et huileuse, liqueur favorite des Romains, qu’on appelle vin d’Orvieto ; la villa Pamphili ; Saint-Laurent hors les murs ; et surtout le magnifique tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d’interroger longuement le curieux écho, pour s’enrouer et avoir le

prétexte d’aller se rafraîchir dans une osteria qu’on trouve à quelques pas de la, avec un gros vin noir rempli de moucherons.

Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre de plus longs voyages, d’une durée indéterminée, à la condition seulement de ne pas sortir des États romains, jusqu’au moment où le règlement les autorise à visiter

toutes les parties de l’Italie. Voilà pourquoi le nombre des pensionnaires de l’Académie n’est que fort rarement complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les sculpteurs trouvant Raphaël et Michel-Ange à Rome, sont ordinairement les moins pressés d’en sortir ; les temples de Pestum, Pompéi,

la Sicile, excitent vivement, au contraire, la curiosité des architectes ; les paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les montagnes. Pour les musiciens, comme les différentes capitales de l’Italie leur offrent toutes a peu près le même degré d’intérêt, ils n’ont pour quitter Rome d’autres motifs que le désir de voir et l’humeur inquiète, et rien que leurs

sympathies personnelles ne peut influer sur la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de la liberté qui nous était accordée, je cédais a mon penchant pour les explorations aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l’ennui de Rome me desséchait le sang. Sans cela, je ne sais trop comment j’aurais pu résister à la monotonie d’une pareille existence. On conçoit, en effet,

que la gaieté de nos réunions d’artistes, les bals élégants de l’Académie et de l’Ambassade, le laisser-aller de l’estaminet, n’aient guère pu me faire oublier que j’arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et que je me trouvais tous d’un coup sevré de musique, de théâtre[47], de littérature[48], d’agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.

Il

ne faut pas s’étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui, seule, poétise la nouvelle, n’ait pas suffi pour me dédommager de ce qui me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu’on a sans cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l’âme que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en excepter le Colysée ; le jour ou la

nuit, je ne le voyais jamais de sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson d’admiration. C’est si grand ! si noble ! si beau ! si majestueusement calme ! ! ! J’aimais à y passer la journée pendant les intolérables chaleurs de l’été. Je portais avec moi un volume de Byron, et m’établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d’une fraîche

atmosphère, d’un silence religieux, interrompu seulement à longs intervalles par l’harmonieux murmure des deux fontaines de la grande place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu’à mon oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie ; je suivais sur les ondes les courses audacieuses du Corsaire ; j’adorais profondément ce caractère à la fois inexorable et

tendre, impitoyable et généreux, composé bizarre de deux sentiments opposés en apparence, la haine de l’espèce et l’amour d’une femme.

Parfois, quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards autour de moi ; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d’idées ! ! ! Des cris de rage des

pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout à coup aux concerts des Séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude infinie du ciel... Puis, ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à chercher, sur le parvis du temple, la trace des pas du noble poëte...

— Il a dû venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je ; ses pieds ont foulé ce marbre, ses mains se sont

promenées sur les contours de ce bronze ; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles... paroles de tendresse et d’amour peut-être... Eh ! oui ! ne peut-il pas être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[49] ? femme admirable et rare, de qui il a été si complètement compris, si profondément aimé ! ! !... aimé ! ! !... poëte !... libre !... riche !...

Il a été tout cela, lui !... Et le confessionnal retentissait d’un grincement de dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m’arrêtant tout à coup, au milieu de l’église, je demeurai silencieux et immobile. Un paysan entra et vint tranquillement baiser

l’orteil de saint Pierre.

— Heureux bipède ! murmurai-je avec amertume que te manque-t-il ? tu crois et espères ; ce bronze que tu adores et dont la main droite tient aujourd’hui, au lieu de foudres, les clefs du Paradis, était jadis un Jupiter tonnant ; tu l’ignores, point de désenchantement. En sortant, que vas-tu chercher ? de l’ombre et du sommeil ; les madones des

champs te sont ouvertes, tu y trouveras l’une et l’autre. Quelles richesses rêves-tu ?... la poignée de piastres nécessaire pour acheter un âne ou te marier, les économies de trois ans y suffiront. Qu’est une femme pour toi ?... un autre sexe... Que cherches-tu dans l’art ?... un moyen de matérialiser les objets de ton culte et de t’exciter au rire ou à la danse. À toi, la Vierge

enluminée de rouge et de vert, c’est la peinture ; à toi, les marionnettes et Polichinelle, c’est le drame ; à toi, la musette et le tambour de basque, c’est la musique ; à moi, le désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et n’espère plus l’obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je m’aperçus que le jour

baissait. Le paysan était parti ; j’étais seul dans Saint-Pierre... je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui m’entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous bûmes je ne sais combien de bouteilles d’orvieto, en disant des absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions achetés d’un chasseur.

Ces messieurs trouvaient

ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j’en avais ressenti d’abord.

Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber qui nous rappelèrent des jouissances musicales auxquelles il ne + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

XXVIII

Distraction violente. — F. H***. — Mademoiselle M***.

Ces entreprises musicales n’étaient pas pour moi les seules causes de fébriles agitations. Une jeune personne, celle aujourd’hui de nos virtuoses la plus célèbre par son talent et ses aventures, avait inspiré une véritable passion au pianiste-compositeur allemand H*** avec qui je m’étais lié dès

son arrivée à Paris. H*** connaissait mon grand amour shakespearien, et s’affligeait des tourments qu’il me faisait endurer. Il eut la naïveté imprudente d’en parler souvent à mademoiselle M*** et de lui dire qu’il n’avait jamais été témoin d’une exaltation pareille à la mienne. — «Ah ! je ne serai pas jaloux de celui-là, ajouta-t-il un jour, je suis bien sûr qu’il ne

vous aimera jamais !» On devine l’effet de ce maladroit aveu sur une telle Parisienne. Elle ne rêva plus qu’à donner un démenti à son trop confiant et platonique adorateur.

Dans le cours de ce même été, la directrice d’une pension de demoiselles, madame d’Aubré, m’avait proposé de professer... la guitare dans son institution ; et j’avais accepté. Chose assez

bouffonne, aujourd’hui encore, je figure sur les prospectus et parmi les maîtres de la pension d’Aubré comme professeur de ce noble instrument. Mademoiselle M***, elle aussi, y donnait des leçons de piano. Elle me plaisanta sur mon air triste, m’assura qu’il y avait par le monde quelqu’un qui s’intéressait bien vivement à moi..., me parla de H*** qui l’aimait bien, disait-elle,

mais qui n’en finissait pas...

Un matin je reçus même de mademoiselle M*** une lettre, dans laquelle, sous prétexte de me parler encore de H***, elle m’indiquait un rendez-vous secret pour le lendemain. J’oubliai de m’y rendre. Chef-d’œuvre de rouerie digne des plus grands hommes du genre, si je l’eusse fait exprès ; mais j’oubliai réellement le rendez-vous et ne

m’en souvins que quelques heures trop tard. Cette sublime indifférence acheva ce qui était si bien commencé, et après avoir fait pendant quelques jours assez brutalement le Joseph, je finis par me laisser Putipharder et consoler de mes chagrins intimes, avec une ardeur fort concevable pour qui voudra songer à mon âge, et aux dix-huit ans et à la beauté irritante de mademoiselle M***.


Si je racontais ce petit roman et les incroyables scènes de toute nature dont il se compose, je serais à peu près sûr de divertir le lecteur d’un façon neuve et inattendue. Mais, je l’ai déjà dit, je n’écris pas des confessions. Il me suffit d’avouer que mademoiselle M*** me mit au corps toutes les flammes et tous les diables de l’enfer. Ce pauvre H***, à qui je crus

devoir avouer la vérité, versa d’abord quelques larmes bien amères ; puis reconnaissant que, dans le fond, je n’avais été coupable à son égard d’aucune perfidie, il prit dignement et bravement son parti, me serra la main d’une étreinte convulsive et partit pour Francfort en me souhaitant bien du plaisir. J’ai toujours admiré sa conduite à cette occasion.

Voilà tout

ce que j’ai à dire de cette distraction violente apportée un moment, par le trouble des sens, à la passion grande et profonde qui remplissait mon cœur et occupait toutes les puissances de mon âme. On verra seulement dans le récit de mon voyage en Italie, de quelle manière dramatique cet épisode se dénoua et comment mademoiselle M*** faillit avoir une terrible preuve de la vérité du

proverbe : Il ne faut pas jouer avec le feu. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

X

Mon père me retire ma pension. — Je retourne à la Côte. — Les idées de province sur l’art et sur les artistes. — Désespoir. — Effroi de mon père. — Il consent à me laisser revenir à Paris. — Fanatisme de ma mère. — Sa malédiction.

L’espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un instant ralenti les hostilités de

famille dont je souffrais tant, quand un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de mes parents.

Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les ans à l’Institut. Les candidats, avant d’être admis a concourir, doivent subir une épreuve préliminaire d’après laquelle les plus faibles sont exclus. J’eus le malheur d’être

de ceux-là. Mon père le sut et cette fois, sans hésiter, m’avertit de ne plus compter sur lui, si je m’obstinais à rester à Paris, et qu’il me retirait ma pension. Mon bon maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante, pour l’engager à revenir sur cette décision, l’assurant qu’il ne pouvait point y avoir de doutes sur l’avenir musical qui m’était réservé, et que la

musique me sortait par tous les pores. Il mêlait à ses arguments pour démontrer l’obligation où l’on était de céder à ma vocation, certaines idées religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes, étaient bien les plus malencontreuses qu’il pût choisir dans cette occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père ne manqua pas de

froisser violemment la susceptibilité et les croyances intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi : «Je suis un incrédule, monsieur !» On juge du reste.

Un vague espoir de gagner ma cause en la plaidant moi-même me donna assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à la Côte.

Après un accueil glacial, mes parents m’abandonnèrent pendant

quelques jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu’il m’était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m’y livrer. «Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n’y retourneras jamais



À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m’étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n’avais point de projets ; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais

semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s’éteignaient, je périssais par défaut d’air.

Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller ! «Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j’ai à te parler !» J’obéis sans pressentir de quoi il s’agissait. L’air de mon père était grave et triste plutôt

que sévère. En entrant chez lui, je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent : «Après plusieurs nuits passées sans dormir, j’ai pris mon parti... Je consens à te laisser étudier la musique à Paris... mais pour quelque temps seulement ; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la

justice de déclarer que j’ai fait tout ce qu’il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres ; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux ; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles !»

Mon père, sans s’en rendre compte, avait montré plus d’indulgence pour les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux ! Il en est toujours ainsi, même pour les esprits d’élite ; ils combattent les opinions d’autrui par des raisonnements d’une justesse parfaite, sans s’apercevoir que ces armes à deux

tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.

Je n’en attendis pas davantage pour m’élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu’il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n’ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous

éviter à tous des scènes pénibles, j’exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement.» J’eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente ; mais ce passage d’une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs ;

et Nanci, l’aînée, fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout avouer... en lui recommandant le secret. Elle le garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison, les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère dont les opinions

religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont beaucoup de gens ont encore de nos jours le malheur d’être imbus, en France, sur les arts qui, de près ou de loin, se rattachent au théâtre. Pour elle, acteurs, actrices, chanteurs, musiciens, poëtes, compositeurs, étaient des créatures abominables, frappées par l’Église d’excommunication, et comme telles prédestinées à

l’enfer. À ce sujet, une de mes tantes (qui m’aime pourtant aujourd’hui bien sincèrement et m’estime encore, je l’espère), la tête pleine des idées libérales de ma mère, me fit un jour une stupéfiante réponse. Discutant avec elle, j’en étais venu à lui dire : «À vous entendre, chère tante, vous seriez fâchée, je crois, que Racine fût de votre famille ?» — «Eh ! mon

ami... la considération avant tout !» Lesueur faillit étouffer de rire, lorsque plus tard, à Paris, je lui citai ce mot caractéristique. Aussi ne pouvant attribuer une semblable manière de voir qu’à une vieillesse voisine de la décrépitude, il ne manquait jamais, quand il était d’humeur gaie, de me demander des nouvelles de l’ennemie de Racine, ma vieille tante ; bien qu’elle

fût jeune alors et jolie comme un ange.

Ma mère donc, persuadée qu’en me livrant à la composition musicale (qui, d’après les idées françaises, n’existe pas hors du théâtre) je mettais le pied sur une route conduisant à la déconsidération en ce monda et à la damnation dans l’autre, n’eut pas plus tôt vent de ce qui se passait que son âme se souleva

d’indignation. Son regard courroucé m’avertit qu’elle savait tout. Je crus prudent de m’esquiver et de me tenir coi jusqu’au moment du départ. Mais je m’étais à peine réfugié dans mon réduit depuis quelques minutes, qu’elle m’y suivit, l’œil étincelant, et tous ses gestes indiquant une émotion extraordinaire ; «Votre père, me dit-elle, en quittant le tutoiement

habituel, a eu la faiblesse de consentir à votre retour à Paris, il favorise vos extravagants et coupables projets !... Je n’aurai pas, moi, un pareil reproche à me faire, et je m’oppose formellement à ce départ ! — Ma mère !... — Oui, je m’y oppose, et je vous conjure, Hector, de ne pas persister dans votre folie. Tenez, je me mets à vos genoux, moi, votre mère, je vous supplie

humblement d’y renoncer... — Mon Dieu, ma mère permettez que je vous relève, je ne puis... supporter cette vue... — Non, je reste !...» Et, après un instant de silence : «Tu me refuses, malheureux ! tu as pu, sans te laisser fléchir, voir ta mère à tes pieds ! Eh bien ! pars ! Va te traîner dans les fanges de Paris, déshonorer ton nom, nous faire mourir, ton père et moi, de honte

et de chagrin ! Je quitte la maison jusqu’à ce que tu en sois sorti. Tu n’es plus mon fils ! je te maudis !»

Est-il croyable que les opinions religieuses aidées de tout ce que les préjugés provinciaux ont de plus insolemment méprisant pour le culte des arts, aient pu amener entre une mère aussi tendre que l’était la mienne et un fils aussi reconnaissant et respectueux que

je l’avais toujours été, une scène pareille ?... Scène d’une violence exagérée, invraisemblable, horrible, que je n’oublierai jamais, et qui n’a pas peu contribué à produire la haine dont je suis plein pour ces stupides doctrines, reliques du moyen âge, et, dans la plupart des provinces de France, conservées encore aujourd’hui.

Cette rude épreuve ne finit pas là.

Ma mère avait disparu ; elle était allée se réfugier à une maison de campagne nommée le Chuzeau, que nous avions près de la Côte. L’heure du départ venue, mon père voulut tenter avec moi un dernier effort pour obtenir d’elle un adieu, et la révocation de ses cruelles paroles. Nous arrivâmes au Chazeau avec mes deux sœurs. Ma mère lisait dans le verger au pied d’un arbre. En

nous apercevant, elle se leva et s’enfuit. Nous attendîmes longtemps, nous la suivîmes, mon père l’appela, mes sœurs et moi nous pleurions ; tout fut vain ; et je dus m’éloigner sans embrasser ma mère, sans en obtenir un mot, un regard, et chargé de sa malédiction !... + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Arthur C. Clarke
Arthur C. Clarke

N’importe quel étudiant en psychologie aurait pu prédire qu’un besoin aussi profond serait bientôt satisfait. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, il y eut effectivement plusieurs milliers d’engins spatiaux observés de par le monde. Plus encore, il y eut des centaines de récits de « rencontres » Ŕ des rencontres avec des visiteurs extraterrestres, souvent embellies de

joyeuses excursions célestes, d’enlèvements, voire de lunes de miel dans l’espace. Le fait qu’on pût démontrer chaque fois qu’il s’agissait d’affabulations ou d’hallucinations n’ébranlait en rien la foi des croyants. Des hommes à qui on avait fait visiter des villes sur la face cachée de la Lune continuaient à être crus alors même que les sondes Orbiter et les missions

Apollo ne trouvaient pas le moindre objet manufacturé. Des dames ayant épousé des Vénusiens gardèrent leur crédibilité, même lorsqu’on apprit, hélas, que la planète Vénus était plus brûlante que du plomb en fusion.

34. Les adieux

Gotthold Ephraim Lessing
Gotthold Ephraim Lessing

Mon hypothèse selon laquelle les artistes ont imité le poète ne leur suffit pas pour les rabaisser. Au contraire, à travers cette imitation, votre sagesse apparaît sous la plus belle lumière. Ils ont suivi le poète sans se laisser séduire par lui dans le moindre détail. Ils avaient un modèle, mais comme ils ont dû transférer ce modèle d'un art à l'autre, ils ont trouvé suffisamment

d'occasions de penser par eux-mêmes. Et ces pensées qui leur sont propres, qui se manifestent dans les déviations par rapport à leur modèle, prouvent qu'ils étaient tout aussi grands dans leur art que lui dans le sien.

Maintenant, je veux renverser l'hypothèse: le poète aurait imité les artistes. Il y a des érudits qui soutiennent cette prémisse comme une vérité Maffei,

Richardson et plus récemment le seigneur de Hagedorn. ("Réflexions sur la peinture" p. 37. Richardson, Traité de la peinture. Tome III. P. 513.) De Fontaines ne mérite probablement pas que je l'ajoute à ces hommes. Dans les commentaires sur sa traduction du Virgile, il pense aussi que le poète avait le groupe dans ses yeux; mais il est si ignorant qu'il prétend que c'était une œuvre de

Phidias.. Je ne sais pas s'ils pourraient avoir des raisons historiques à cela. Mais comme ils trouvaient l'œuvre d'art d'une beauté exubérante, ils ne pouvaient pas se persuader qu'elle devait provenir d'une période aussi tardive. Cela devait être du temps où l'art était à son apogée, car il méritait d'en être issu.

Il a été démontré que, aussi excellente que soit la

peinture de Virgile, les artistes ont encore besoin de caractéristiques différentes. La phrase souffre ainsi de sa limitation qu'une bonne description poétique doit aussi donner une bonne et vraie peinture, et que le poète n'a donné une bonne description que dans la mesure où l'artiste peut le suivre dans tous les traits. On a tendance à soupçonner cette restriction avant de la voir

corroborée par des exemples; simplement par la considération de la sphère plus large de la poésie, du champ infini de notre imagination, de la spiritualité de ses images, qui peuvent se tenir côte à côte dans le plus grand nombre et la plus grande variété sans que l'une recouvre ou profane l'autre, comme elle le fait probablement les choses elles-mêmes ou celles des signes naturels

feraient l'affaire dans les limites étroites de l'espace ou du temps.

Mais si le plus petit ne peut pas saisir le plus grand, le plus petit peut être contenu dans le plus grand. Je veux dire; sinon tous les éléments dont le poète a besoin peuvent avoir un effet positif sur la surface ou dans le marbre: alors peut-être que tous les éléments dont l'artiste fait usage pourraient

être également efficaces dans l'œuvre du poète? Sans contestation; car ce que nous trouvons beau dans une œuvre d'art ne se trouve pas beau à nos yeux, mais à notre imagination, à travers l'œil, pour être beau. La même image peut être réveillée dans notre imagination par des signes arbitraires ou naturels, le même plaisir doit toujours resurgir, mais pas au même degré.

Mais en admettant cela, je dois avouer que l'hypothèse que Virgile a imité les artistes m'est beaucoup plus incompréhensible que leur contradiction ne m'est venue. Si les artistes ont suivi le poète, je peux me donner une réponse à toutes leurs déviations. Ils ont dû s'écarter, car les mêmes traits du poète auraient causé un malaise dans leur travail qu'il n'a pas découvert. Mais

pourquoi le poète a-t-il dû s'écarter? S'il avait suivi fidèlement le groupe dans toutes et toutes les pièces, il ne nous aurait pas encore offert un excellent tableauDans ce cas, je ne peux citer rien de plus décisif que le poème de Sadolet. Il est digne d'un vieux poète, et comme il peut très bien remplacer le cuivre, je crois pouvoir l'indenter entièrement ici.

DE

LAOCOONTIS STATUA
JACOBI SADOLETI CARMEN.
Ecce alto terrae e cumulo, ingentisque ruinae
Visceribus, iterum reducem longinqua reduxit
Laocoonta meurt; aulis regalibus olim Quistit
, atque tuos ornabat, Tite, penates
Divinae simulacrum artis, nec docta vetustas
Nobilius spectabat opus, nunc celsa revisite
Exemptum tenebris redivivae

moenia Romae.
Quid primum summumve loquar? miserumne parentem
Et prolem geminam? un sinuatos flexibus angues
Terribili aspectu? caudasque irasque draconum
Vulneraque et veros, saxo moriente, dolores?
Horret ad haec animus, mutaque de imagine pulsat
Pectora non parvo pietas commixta tremori.
Prolixum bini spiris glomerantur in orbem
Ardentes colubri,

et sinuosis orbibus errant
Ternaque multiplici constringunt corpora nexu.
Vix oculi sufferre valent, crudele tuendo
Exitium, casusque feros: micat alter, et ipsum
Laocoonta petit, totumque infraque supraque
Implicat er rabido tandem ferit ilia morsu.
Connexum refugit corpus, torquentia sese
Membra, latusque retro sinuatum a vulnere cernas
Ille dolore

acri, et laniatu impulsus acerbo,
Dat gemitum ingentem, crudosque evellere dentes
Connixus, laevam impatiens ad terga Chelydri
Objicit: intendunt nervi, collectaque ab omni
Corpore vis frustra summis conatibus instat.
Ferre nequit rabiem, et de vulnere murmur anhelum est.
Chez serpens lapsu crebro redeunte subintrat
Lubricus, intortoque ligat genua infima

nodo.
Absistunt surae, spirisque prementibus arctum
Crus tumet, obsepto turgent vitalia pulsu,
Liventesque atro distendunt sanguine venas.
Nec minus in Natos eadem vis effera saevit
Implexuque angit rapido, miserandaque membra
Dilacerat: jamque alterius depasta cruentum
Pectus, suprema genitorem voce cientis,
Circumjectu orbis, validoque volumine

fulcit.
Alter adhuc nullo violatus corpus morsu,
Dum parat adducta caudam divellere planta,
Horret adspectum miseri patris, haeret in illo,
Er jam jam ingentes fletus, lacrimasque cadentes Anceps
in dubio retinet timor. Ergo perenni
Qui tantum statuistis opus jam laude nitentes,
Artifices magni (quanquam et melioribus actis
Quaeritur aeternum nomen,

multoque licebat
Clarius ingenium venturae tradere famae)
Attamen ad laudem quaecunque oblata facultas
Egregium hanc rapere, et summa ad fastigia niti.
Vos rigidum lapidem vivis animare figuris
Eximii, et vivos spiranti in marmore sensus
Werbung, aspicimus motumque iramque doloremque,
Et paene audimus gemitus: vos extulit olim
Clara Rhodos, vestrac

jacuerunt artis honores
Tempore ab immenso, quos cursum in
luque Romaidet : operisque vetusti
Gratia parta recens. Quanto praestantius ergo est
Ingenio, aut quovis extendere fata labore,
Quam fastus et opes et inanem extendere luxum.
? Je peux bien comprendre comment son imagination autonome peut l'amener sur tel ou tel train; mais les raisons pour lesquelles

son pouvoir de jugement croyait qu'il devait transformer les beaux traits qu'il avait sous les yeux en ces autres traits ne me sont pas claires.
Il me semble même, si Virgil avait eu le groupe comme modèle, qu'il n'aurait guère pu se retenir de deviner l'enchevêtrement des trois corps dans un nœud. Elle aurait touché son œil trop vivement, il aurait ressenti un effet trop admirable de

sa part pour qu'elle ne ressorte pas davantage dans sa description. J'ai dit: ce n'était pas le moment de peindre cet enchevêtrement. Non; mais un mot de plus dans l'ombre où le poète a dû le quitter aurait peut-être exercé une pression très décisive sur lui. Ce que l'artiste pourrait découvrir sans ce mot, le poète, s'il l'avait vu chez l'artiste, ne serait pas parti sans le même.


L'artiste avait les raisons les plus pressantes de ne pas laisser la souffrance du Laocoon éclater en cris. Mais si le poète avait été confronté à la touchante combinaison de douleur et de beauté dans l'œuvre d'art, ce qui aurait inévitablement pu le contraindre, l'idée de décence masculine et de patience généreuse, qui jaillit de cette combinaison de douleur et de beauté,

si complètement laisser indifférent et soudain nous effrayer avec les cris hideux de son Laocoon? Richardson dit: Le Laocoon de Virgil doit crier parce que le poète ne veut pas susciter la pitié pour lui ainsi que l'horreur et l'horreur chez les chevaux de Troie. Je l'admets, bien que Richardson ne semble pas avoir considéré que le poète ne devait pas faire la description en sa propre

personne, mais laisser Énée le faire, et fait contre Didon, dont la pitié Énée ne pouvait pas assez prendre d'assaut. Mais ce n'est pas le cri qui m'aliène, mais le manque de toute gradation jusqu'à ce cri, auquel l'œuvre d'art aurait naturellement dû amener le poète au moment où, comme on le suppose, il l'aurait eu pour modèle. Richardson ajouteDe la peinture, Tome III. p. 516. C'est

l'horreur que les Troiens ont conçu contre Laocoon, qui était nécessaire à Virgile pour la conduite de son poème; et cela mène à cette description pathétique de la destruction de la patrie de son héros. Aussi Virgile n'avait pas garde de diviser l'attention sur la dernière nuit, pour une grande ville entière, par la peinture d'un petit malheur d'un particulier.: l'histoire du Laocoon ne

doit conduire qu'à la description pathétique de la destruction finie; Le poète n'aurait donc pas pu le rendre plus intéressant pour ne pas distraire notre attention, que cette dernière nuit terrible exigeait, par le malheur d'un seul citoyen. Cela seul signifie vouloir regarder la matière d'un point de vue pictural duquel on ne peut pas du tout la regarder. Le malheur du Laocoon et la

destruction ne sont pas des images côte à côte pour le poète; aucun d'eux ne constitue un tout que notre œil pourrait ou devrait ignorer à la fois; et ce n'est que dans ce cas que nous devrions craindre que nos yeux ne tombent plus sur le Laocoon que sur la ville en feu. Les deux descriptions se succèdent, et je ne vois pas quel inconvénient cela pourrait apporter, si le précédent nous

avait tellement touchés. À moins que ce qui suit ne touche pas assez en soi. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Gabriel Fauré
Gabriel Fauré

Jardin-de-Ville, je crus voir Stendhal s'asseoir près de moi. A l'étonnement que je manifestai, il comprit que je l'avais reconnu et s'en montra fort touché. — Vous ne devez pas ignorer, me dit-il, si mon oeuvre vous est aussi familière que mon visage, que j'ai toujours rêvé d'être célèbre au XXe siècle : j'ai voulu m'en assurer. Et vous voyez, monsieur, un homme heureux, à qui la

renommée enfin sourit. " Je n'estime, ai-je écrit, que d'être réimprimé en 1 900. " Vraiment, je suis comblé. A la devanture des libraires de Paris, il n'est guère question que de moi ; on publie mes œuvres complètes ; on déchiffre mes manuscrits les plus illisibles ; critiques et professeurs me consacrent des articles et des volumes ; on soutient sur moi des thèses en Sorbonne ; je

suis même devenu chef d'école, puisque le beylisme existe.

François Mauriac
François Mauriac

Dès que je l'eus quitté, je crus pénétrer dans un tunnel indéfini, m'enfonce dans une ombre sans cesse accrue ; et parfois je me demandais si j'atteindrais enfin l'air libre avant l'asphyxie.