Figaro : Voyant à Madrid que la République des Lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins, les Envieux, les Feuillistes, les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres,
achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent; à la fin, convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la
Sierra-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là; aidant au bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les méchants; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en
tout ce qu'il lui plaira de m'ordonner.
Le Comte : Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?
Figaro : L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.
Quand il étoit en colère, un de ses yeux devenoit si terrible qu'on n'en pouvoit pas soutenir les regards: le malheureux sur lequel il le fixoit tomboit à la renverse, & quelquefois même expiroit à l'instant. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états, & de faire un désert de son palais, ce prince ne se mettoit en colère que très-rarement.
Pauvres diables!… D'où sortent ces malheureux êtres ?… À quel Montfaucon vont-ils mourir ?… Que leur octroie la munificence municipale pour nettoyer (ou salir) ainsi le pavé de Paris ?… À quel âge les envoie-t-on à l'équarrissage ?… Que fait-on de leurs os ? (leur peau n'est bonne à rien.)
[…] ce n'est pas faute d'imagination mais bien par suite d'une farouche volonté de réalisme chez Balzac, que le malheureux caissier Castanier, devenu tout-puissant, se lasse très vite, trop vite de tout, à l'inverse de son modèle en malédiction, le Melmoth de Maturin. […] C'est que privés de leur dimension imaginaire, tous les plaisirs tournent court […]. Quelques jours et trois pages
sufisent à ce pauvre bougre pour revenir de toutes les jouissances et de tous les crimes, de tous les temps et de tous les pays. Rien d'étonnant à cela : ce pacte avec le diable, le caissier du dixième arrondissement ne l'a signé que pour se dégager d'énormes dettes, d'emprunts frauduleux, mais jamais, au grand jamais, pour sortir des limites de la condition humaine.
Lettre à Dallas du 3 septembre 1811 : Je ne veux pas entendre parler de votre immortalité; nous sommes déjà assez malheureux dans cette vie pour ne pas en envisager une autre.
Les garçons et les filles pensent là-dessus comme l’auteur ou s’ils n’arrivent à se le représenter d’une façon claire et distincte, ils subodorent la relation de convenance, ils en éprouvent déjà la nausée et leur refus de l’ordre est aussi le refus de cette mort absurde qu’il prépare à leur soumission. Les malheureux n’y sont que trop soumis, malgré leurs velléités de
révolte, ils ne s’appuient d’aucun système, ils n’ont de dieux qui les animent à la résistance ni de héros ni de législateur, alors qu’il leur faudrait un nouvel ordre pour venir à bout de l’ancien, ils n’ont que le désir du changement sans l’idéal en possession de le valider.
Quel est le moyen de voir juste? de se compter pour rien d’abord et cela n’a jamais été facile. Un homme, qui joue un grand rôle, ne peut faire abstraction de soi-même : aussi les livres écrits par les politiques, les diplomates et les militaires emportent-ils un plaidoyer, quand ils sont malheureux et lorsqu’ils sont heureux, une manière de panégyrique. Le plus rare est qu’ils
reconnaissent leurs limites et qu’ils avouent, non sans humilité, leurs fautes, c’est trop leur demander que d’oublier un seul moment leur personnage. Un homme obscur, s’il est de plus un philosophe, est en possession de s’ignorer par esprit de méthode et d’être un contemplateur désintéressé, ce genre d’exercice est une forme d’ascétisme et par laquelle le ressentiment, que
l’on éprouve à raison de l’obscurité, se dissout bel et bien.
Nul ne nous dit la vérité, nous grandissons parmi les nuées et les équivoques, la plupart de nos lieux communs sont des sophismes et plus de la moitié de nos proverbes mentent. Dans nos religions, l’on trouve en cherchant bien et sous les apparences les plus fantasmagoriques, le rendu très fidèle de l’Enfer que nous peuplons, la théologie est une anthropologie et c’est un art de nous
communiquer une évidence, dont l’ordre et la morale ne nous instruiront jamais. Pouvons-nous enseigner aux hommes qu’ils sont malheureux, malheureux sans remède aucun?