Hélène Berr
Hélène Berr

Cela m'est un bonheur de penser que si je suis prise, Andrée aura gardé ces pages, quelque chose de moi, ce qui m'est le plus précieux, car maintenant, je ne tiens plus à rien d'autre qui soit matériel; ce qu'il faut sauvegarder, c'est son âme et sa mémoire.

Hélène Berr
Hélène Berr

21 juillet 1942
(...) quinze mille hommes, femmes et enfants au Vél d'Hiv, accroupis tellement ils sont serrés, on marche dessus. Pas une goutte d'eau, les Allemands[*] ont coupé l'eau et le gaz. On marche dans une mare visqueuse et gluante. Il y a là des malades arrachés à l'hôpital, des tuberculeux avec la pancarte "contagieux" autour du cou. Les femmes accouchent là. Aucun soin.

Pas un médicament, pas un pansement. On n'y pénètre qu'au prix de mille démarches. D'ailleurs, les secours cessent demain. On va probablement tous les déporter. (p. 112)

[* il s'agissait plutôt des autorités françaises zélées, il me semble ?]

Hélène Berr
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Rien ne devient réel avant qu'on en ait eu l'expérience - même un proverbe n'est pas un proverbe avant que votre vie n'en ait donné un exemple. Keats

220 - [p. 212]

Hélène Berr
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Il faudrait donc que j'écrive pour pouvoir plus tard montrer aux hommes ce qu'a été cette époque. Je sais que beaucoup auront des leçons plus grandes à donner, et des faits plus terribles à dévoiler. Je pense à tous les déportés, à tous ceux qui gisent en prison, à tous ceux qui auront tenté la grande expérience du départ. Mais cela ne doit pas me faire commettre une lâcheté,

chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s'il le peut, il le doit.

Hélène Berr
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Beaucoup de gens se rendront-ils compte de ce que cela aura été que d'avoir vingt ans dans cette effroyable tourmente, l'âge ou l'on est tout prêt à accueillir la beauté de la vie, ou l'on est tout prêt à donner sa confiance aux hommes ?

Hélène Berr
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- 10 septembre 1942 -
Maman a eu des détails sur l'exécution du jeune Pironneau [*] . C'était le jour de la grande parade, on l'a emmené à sept heures, avec un autre, dans la voiture cellulaire avec leurs cercueils. Il n'y avait personne pour les fusiller ; ils ont attendu jusqu'à trois heures de l'après-midi, qu'un "volontaire" vienne les fusiller, en obligeant l'un à assister à la

mort de l'autre. (p. 137)
[ * Roger Pironneau, résistant de 19 ans, fusillé au mont Valérien le 29 juillet 1942. ]

Hélène Berr
Hélène Berr

Cela m'est un bonheur de penser que si je suis prise, Andrée aura gardé ces pages, quelque chose de moi, ce qui m'est le plus précieux, car maintenant je ne tiens plus à rien d'autre qui soit matériel; ce qu'il faut sauvegarder, c'est son âme et sa mémoire.

Penser que Jean les lira peut-être. Je reviendrai, Jean, tu sais, je reviendrai.

Hélène Berr
Hélène Berr

Et peut-être celui qui lira ces lignes aura-t-il un choc à ce moment, comme je l'ai toujours eu en lisant chez un auteur mort depluis longtemps une allusion à sa mort. Je me souvients toujours, après avoir lu les pages que Montaigne écrivait sur la mort, d'avoir pensé avec une étrange "actualité" : "Et il est mort aussi cela est arrivé, il a pensé à l'avance à ce que ce serait après",

et j'ai eu l'impression qu'il avait joué un tour au Temps.
Comme das ces vers saisissants de Keats :
"Ma main que voici vivante, chaude, et capable
D'étreindre passionnément, viendrait, si elle était raidie
Et emprisonnée au silence glacial du tombeau,
A ce point hanter tes jours et transir les rêves de tes nuits,
Que tu voudrais pourvoir exprimer de ton

propre coeur jusqu'à la dernière goutte de sans,
Pour que dans mes veines le flot rouge fasse de nouveau couler la vie
Et que ta conscience s'apaise. Regarde, la voici ;
Je la tends vers toi.

Hélène Berr
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Qui dira jamais ce qu'a été la souffrance de chacun? Le seul "reportage" véridique, et digne d'être écrit, serait celui qui réunirait les récits complets de chaque individu déporté. (...) nous sommes si isolés parmi les autres, notre souffrance particulière même crée entre les autres et nous une barrière, qui fait que notre expérience demeure incommunicable, sans précédent, et

sans attaches dans le reste de l'expérience du monde.

Hélène Berr
Hélène Berr

Nous avons reçu ce matin une femme toute jeune, dont le père a été déporté il y a six mois, la mère, un mois, et son bébé de 7 mois vient de mourir. Elle a refusé de travailler pour les Allemands, quoique ce geste eût pu lui valoir la libération de sa mère. J’ai admiré, et pourtant, par moments, je doute presque de la valeur absolue des principes moraux, puisque tous les

défigurent ou y répondent par la mort.

Hélène Berr
Hélène Berr

Est-ce que le pape est digne d'avoir le mandat de Dieu sur la Terre, lui qui reste impuissant devant la violation la plus flagrante des lois du Christ ?
Est-ce que les catholiques méritent le nom de chrétiens, alors que s'ils appliquaient les paroles du Christ, il ne devrait pas exister une chose qui s'appelle : différence de religion, et de races même ?

Hélène Berr
Hélène Berr

Ce soir, j'ai une envie folle de tout flanquer en l'air. J'en ai assez de ne pas être normale; j'en ai assez de ne plus me sentir libre comme l'air, comme l'année dernière; j'en ai assez de sentir que je n'ai pas le droit d'être comme avant. Il me semble que je suis attachée à quelque chose d'invisible et que je ne peux pas m'en écarter à ma guise, j'en viens à haïr cette chose, et à la

déformer.

Hélène Berr
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Je veux rester encore, pour connaître à fond ce qui s'est passé cette semaine, je le veux, pour pouvoir prêcher et secouer les indifférents. (p107)

Hélène Berr
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Plus on a d'attachements,de personnes qui dépendent de vous parce qu'on les aime, ou simplement parce qu'on les connaît, plus la souffrance est multipliée.
Souffrir pour soi n'est rien...

Hélène Berr
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Mercredi 15 juillet
23 heures

Quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être.

Hélène Berr
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C'est le premier jour où je me sente réellement en vacances. Il fait un temps radieux, très frais après l'orage d'hier. Les oiseaux pépient, un matin comme celui de Paul Valéry. Le premier jour aussi où je vais porter l'étoile jaune. Ce sont les deux aspects de la vie actuelle : la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la vie, incarnée par cette matinée limpide ; la barbarie et le mal,

représentés par cette étoile jaune.

Hélène Berr
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Il faut donc que j'écrive pour pouvoir plus tard montrer aux hommes ce qu'a été cette époque (...)chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s'il le peut, il le doit. (p187)

Hélène Berr
Hélène Berr

Car la liberté même dans la souffrance, c'est une consolation

Hélène Berr
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Ces âmes-là doivent avoir une grande intelligence, et aussi une grande sensibilité, ce n’est pas tout de pouvoir voir, il faut pouvoir sentir, il faut pouvoir sentir l’angoisse de la mère à qui on a pris ses enfants, la torture de la femme séparée de son mari ; la somme immense de courage qu’il doit falloir chaque jour à chaque déporté, les souffrances et les misères physiques qui

doivent l’assaillir.
Je finis par me demander si tout simplement je ne devrai pas me résoudre à partager le monde en deux parties : celle des gens qui ne peuvent pas comprendre (même s’ils savent, même s’il leur raconte ; pourtant encore souvent je crois que la faute est en moi, parce que je ne sais pas comment les persuader), et ceux qui peuvent comprendre. Me résoudre à porter

désormais mon affection et mes préférences sur cette dernière partie. En somme, renoncer à une partie de l’humanité, renoncer à croire que tout homme est perfectible.
Et dans cette catégorie préférée, il y aura une grande quantité de gens simples, et de gens du peuple, et très peu de ceux que nous appelions « nos amis ».
La grande découverte que j’aurai faite cette

année aura été l’isolement. Le grand problème : combler le fossé qui maintenant me sépare de toute personne que je vois. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          80

Hélène Berr
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Je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu'il ne faut pas oublier.