Jean-Michel Delacomptée
Jean-Michel Delacomptée

Personne n'ignore que les cancres sont à leur affaire dans les classes turbulentes, où les élèves méritants se noient. Le jacassement distrait le groupe, le chahut le désintègre. Faute de silence, pas de réussite. Les monastères fondent la piété sur cette règle évidente : pour accueillir la parole divine, il faut se taire. Pareillement, le silence s'impose pour accueillir celle du

maître. Impératif battu en brèche : les salles de cours sont des volières. Interdire aux élèves de téléphoner en classe semble à beaucoup un sacrilège. Enseigner, métier à risques : quelle meilleure preuve du discrédit qui fait du savoir une guenille et du silence un joug ?
Les élèves transportent la société tout entière dans leurs cartables : ses gadgets, ses PlayStation,

ses iPad, ses jeux en ligne, son tumulte.
Il est certain que, dans un environnement bruyant, l'inspiration s'alourdit et que les méninges se traînent. Élaborer un plan complexe requiert une paix confiante. Même un questionnaire à réponses multiples en réclame. Ni l'attention ni la raison ne résistent aux ailes d'un moustique. Pascal, dans ses Pensées, à propos du philosophe: «Ne

vous étonnez pas s'il ne raison ne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. »
Il faut vivre en live. La vitesse croissante de circulation des données, des informations, des transferts financiers, des échanges commerciaux nous dérobe le temps que pressure l'actionnaire. Les délais sont proscrits, la flânerie

paresseuse, la syntaxe superflue. Les longues phrases, avec leurs entrelacements de propositions, rejoignent la langue châtiée au rayon du temps perdu. Proust qui, écrivant dans son lit, boulevard Haussmann, protégé des bruits de la rue par les plaques de liège qui couvraient les murs de sa chambre, parle dans Sodome et Gomorrhe de « la plénitude nourricière et
charmante du silence

», n'aurait plus même l'idée d'écrire La Recherche. Trop de subtilités, trop de détours. On le prendrait pour un esthète, pour un nuisible. Des phrases longues d'une page! Solution : en faire un téléfilm, de qualité si possible.
Un loisir improductif est, d'un point de vue économique, un scandale. On a troqué la plume contre l'ordinateur et le plomb d'imprimerie contre

l'électron : gain de te mps fabuleux. Mais au prix fort : la surface des écrans supplante les plis du papier, la vidéosphère la graphosphère, la vie immédiate la longue durée. Les experts succèdent aux savants, les bateleurs aux poètes, l'émotion réflexe à la pensée construite, l'usage du pidgin à la maîtrise de la langue, et l'apoplexie sonore aux méditations.
Quant à ceux

qui souhaitent encore lire, écrire, ou simplement converser comme des sages, qu'ils vivent sous cloche.
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Jean-Michel Delacomptée
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Quand une langue oublie qu'elle a un passé et ne sait plus d'où elle vient, elle ne sait plus où elle va. Déracinée, hors sol, elle n'a plus d'énergie, ni richesse de sens. Elle est condamnée à traduire des données immédiates à usage essentiellement pragmatique.

Jean-Michel Delacomptée
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On peut aussi se boucher les oreilles. [... ]
Seulement, la perspective de travailler avec des obturateurs plantés dans le cérumen vous décourage [ ... ]

Pour respirer, la pensée a besoin d'air. La frustrer de l'atmosphère ambiante l'étrangle. Le silence artificielle ampute les facultés.

Jean-Michel Delacomptée
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Il faut être sourd, distrait ou mort pour ne pas s'apercevoir que l'époque est au vacarme. (...)
A l'instar des glaciers, des grands singes anthropoïdes et de la tulipe sauvage, le silence est une espèce en voie d'extinction. (p. 16)

Jean-Michel Delacomptée
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D'ailleurs, débuter la journée par la lecture de ces rubriques où la curiosité s'attarde sur les âges et les causes de décès avec soulagement lorsqu'il s'agit d'une cause accidentelle ou de personnes très âgées, n'est-ce pas un moyen de se sentir, par comparaison, superbement vivant ? Ou encore, il s'agit de se représenter sa propre disparition tout en la refusant, de se la figurer sans

y croire. Ou de compatir fugitivement au malheur d'autrui pour mieux s'en préserver, exorcisme aussi naturel qu'inutile. A moins, plus simplement, que ce ne soit une façon un peu mélancolique de partager la condition humaine en éprouvant ce qu'elle a d'inéluctable. (p.31)

Jean-Michel Delacomptée
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L'indicible sanglote en nous. Ce qu'on n'a pas dit, ce qu'on voulait dire, ce qu'il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence. Il y a quand même, quelquefois, à l'improviste, une image qui s'empare de nous. Un fait par lequel l'image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation entre amis,

l'épisode d'un récit dans une réunion de famille, les mimiques d'un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots. Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu'on a tus. On a différé, on n'a pas osé, on a omis, on s'est contenté de peu, on n'a pas dit ce qu'on aurait dû, ou pas assez.
Et maintenant, c'est fini, les mots manqués nous manquent,

moments irrécupérables qu'on n'a pas su ouvrir aux paroles qu'on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a renoncé. (p.61)

Jean-Michel Delacomptée
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La nostalgie pourrait survenir à l'évocation de l'enfance et de la jeunesse, mais, assurément, ce n'est pas elle qui me guide. Je me demande pourquoi ce qu'on a aimé reste si fort en nous, au point de nous contraindre à y penser sans fin. Les jours anciens s'en sont allés et pourtant ils existent, ils sont notre présent au sein même de l'absence, aussi sensibles ou presque, aussi

palpables, que s'ils étaient actuels. Ce qui fut, ce qui est, mêlés dans une union parfois exténuante. Comme un mirage, une hallucination.

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On n'écrit pas pour soi, mais pour les autres. Pour les morts qui subsistent en nous, et pour les vivants qui nous lisent. Même les manuscrits volontairement laissés sans lecteurs au fond des tiroirs s'adressent à quelqu'un. A des parents perdus, à des passions anciennes, parfois à des proches qui ne l'apprendront jamais. Et c'est encore plus vrai quand on écrit en hommage à des défunts

aimés ou admirés. Les livres alors, comme le font les poèmes, dressent des tombeaux. Ils ne recouvrent pas de marbre les morts, ils les revêtent d'une douce ferveur. Ce sont des urnes à portée de main qu'il nous suffit d'ouvrir, où nous plongeons nos souvenirs, et dont les cendres sont les mots.(p.170)

Jean-Michel Delacomptée
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Ce qu'ont souffert les aimés nous étreint dès qu'on y songe, comme s'ils vivaient et souffraient maintenant. Ils n'ont pas disparu : ils sont là. Preuve en est l'expérience commune, quand il s'avère impossible de parler d'eux sans que la respiration se crispe, que la voix se brise, et qu'éclatent les sanglots.
Cet indicible qui nous submerge, c'est le temps qui ne s'efface pas.

Jean-Michel Delacomptée
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C'est vouloir trop de mal aux choses humaines, que de joindre aux maux d'un mauvais gouvernement un remède plus mortel que le mal même, qui est la division intestine. (p.97)

Jean-Michel Delacomptée
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Nous avions inversé les rôles: à présent, c'est moi qui me préoccupais de lui. Mais l'important n'est pas de savoir qui parle et qui tend l'oreille, qui a besoin de qui, l'important réside dans la confiance du lien qui réunit. (p.166)

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Conserver en toutes circonstances l'optimisme sans lequel une part de nous s'éteint avant notre mort même.

Jean-Michel Delacomptée
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Fréquemment, pour expliquer ce qui les pousse à écrire au mépris de leur repos, de leur confort, même de leur famille, beaucoup d'écrivains allèguent un mal-être sans causes définie, un obscur décalage entre le monde et eux. Ils sentent une discordance à surmonter, une faille à combler. Par l'écriture, ils se recousent. J'écris, disent-ils, mais j'ignore pourquoi. Et ils ajoutent :

c'est inexprimable. Cette humilité cache des abîmes. (p. 20)

Jean-Michel Delacomptée
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- Qu'un individu s'emballe réellement pour une oeuvre, cela suffit pour la tirer de l'oubli: car tout enthousiasme sincère devient lui-même créateur- Stefan Zweig

Jean-Michel Delacomptée
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Fluctuant entre deux rives, n'ayant pas de lieu clairement défini, je ne suis spécialiste de rien. L'érudition dont il m'arrive de donner l'impression comprend de telles lacunes qu'elle s'apparente à un panier percé. Tant mieux. Un savoir étendu, dense, rempli de soi, menace toujours d'étouffer l'esprit dilettante - si soucieux d'exactitude soit-il - nécessaire au style comme à la

composition des œuvres où le plaisir de lire prime le désir d'apprendre.

Jean-Michel Delacomptée
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Mon père militait au sein de la cellule Paul Bert qui se réunissait dans un appartement HLM de la rue du même nom situé, ironie de l'histoire, vis-à-vis de la chapelle Sainte Clothilde, près de la place du marché ( pas le marché du centre ville, mais celui du parc Adolphe-Tiers, renommé durant cette période parc Youri Gagarine). Double ironie de l'histoire, parce que, en plus du face à

face entre la cellule et la chapelle, Paul Bert fut, au XIXème siècle, un partisan aussi enflammé de la cause anti cléricale que de la colonisation française: luttant avec une égale énergie pour l'instruction publique en métropole, et pour la soumission des indigènes outre-mer. La République, la Science, la Sociale d'un côté, l'oppression coloniale de l'autre. Il est peu probable que

les membres de la cellule Paul Bert s'en soient avisés.

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J'avais une quinzaine d'années quand, pour la Noël, mes parents m'offrirent le disque où, sur une face, j'eus la joie d'écouter Michel Simon lire le début du Voyage, et, sur l'autre, " Le certificat d'études" et " Le voyage en Angleterre" de Mort à crédit lus par Arletty. Fulgurante découverte: c'était embarquer sur un navire de haute mer pour affronter les ouragans d'une expédition

vers des contrées remplies d'énergumènes monstrueusement tatoués. Nous l'avons écouté une première fois, ce disque, toute la famille assise sur le canapé du salon, recueillie. L'éducation littéraire se fait, pour durablement s'inscrire, par l'oeil et l'oreille. Qui a bénéficié de cette chance ne peut qu'en rendre grâces à ceux qui l'ont donnée.

Jean-Michel Delacomptée
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Mon père, que la fortune avait mal loti dès le berceau, fut fauché dans sa maturité. Et sans doute Est-ce la raison pour laquelle j'éprouve aujourd'hui comme un réconfort que J.-B. Pontalis, à qui je dois, comme bien d'autres, le privilège insigne d'avoir publié les livres que je souhaitais librement écrire, et en qui, à cet égard, je reconnais non un substitut, mais un écho de mon

père, soit parvenu sans encombre au bel âge pour s'effacer de la scène. Ce fut un modèle de vie et de mort réussies. (p.100-101)

Jean-Michel Delacomptée
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Parlons franc : le bruit varie. Ce monstre aux mille pattes est affaire moins de lieux que de moments. Cet être difforme connaît des pauses et l'on trouve encore du silence, même dans les capitales surpeuplées, du moins dans les quartiers prospères. Je dis pas" le " silence, mais " du " silence . Un bonheur provisoire, à certaines heures, interruptions en équilibre instable dans le flux des

ondes sonores.Périodes de soulagements vite ébréchées, colis marqués "fragile" entre deux chutes.