Ismail Kadare
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Et tout cela est dominé par le fameux article 620 du code Coutumier albanais :
"Quand un [ passant ] ( 1 ) est entré chez toi, eût-il tué un des tiens, tu lui diras : " Sois le bienvenu !"
Or c'est précisément cette loi qu'Oreste met à profit pour pénétrer dans la maison des Atrides.
.
NDL : ( 1 ) : le traducteur a mis "hôte", mais je trouve que ce n'est pas

logique, car l'hôte est celui qui reçoit.

Ismail Kadare
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Dans ce gémissement hivernal, Stulpanz continuait de voir Lida. Ils parlaient parfois de moi, me disait-il. Idée macabre . Violant les lois de la mort, il m'apportait les mesures de la mienne. C’était une chose contre nature pour quiconque, car ces mesures, personne ne les connaissait. Or il y avait au monde quelqu'un pour qui j'étais mort, et , par conséquent, objectivement, quelque chose

de moi avait dû passer dans l'au-delà. Cet être, Lida, était le seul chez qui on pût trouver les mesures de ma mort. Lida était ma pyramide, mon mausolée, avec mon sarcophage dedans.
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Ismail Kadare
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Les services de la Sélection occupent plusieurs salles comme celle-ci, lui dit le chef en dessinant un ample mouvement de son bras droit. C’est l’un des secteurs les plus importants du Tabir Sarrail. Certains pensent que le secteur essentiel du Tabir est l’Interprétation. Mais il n’en est rien. Les interprètes se targuent d’être l’aristocratie de notre institution. Nous autres

sélectionneurs, ils nous regardent un peu de haut, pour ne pas dire avec dédain. Mais tu dois être bien conscient que c’est pure vanité de leur part. Quiconque a deux sous de jugeote peut comprendre que sans nous, sans la Sélection, l’Interprétation est comme un moulin sans grain. C’est nous qui fournissons la matière première de son travail, c’est nous qui lui tenons lieu de

socle.

Ismail Kadare
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Il était une fois un général et un prêtre partis à l'aventure. Ils s'en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués au cours d'une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces dépouilles.

Ismail Kadare
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Station Arbatskaïa.
Une rame à gauche s'en va,
à droite une autre la fuit.
Adieu, nous sommes-nous dit.
Les employés du métro
ont levé leurs petits drapeaux
et les tunnels nous ont engloutis
comme les bouches noires de l'Oubli.

Ismail Kadare
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Incipit :

C'est par un jour morne, de ceux dont l'hiver, comme à dessein, semble vouloir gratifier prioritairement les capitales des petits États arriérés, que parvint le courrier diplomatique.

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en ce monde , rien n'est bon ni mauvais au meme titre pour tous

Ismail Kadare
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Tu as pleuré, puis tu m'as dit à voix étouffée
que je te traitais comme la dernière des prostituées.
Je n'ai pas prêté attention à tes larmes ;
sans le savoir, pourtant, je t'avais rendu les armes.

Ismail Kadare
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.... et il évoqua le terrible vœu que formulaient les montagnards à la naissance d'un enfant : « Puisse-t-il avoir longue vie et mourir du fusil ! » La mort naturelle, de maladie ou de vieillesse, était donc honteuse pour l'homme des hautes terres ...

Ismail Kadare
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Polynice a amené les ennemis de son pays aux portes de la ville. Il a donc sa patrie à son ambition.
L'attitude d'Etéocle est à l'opposé de celle de son frère.
...
Etéocle est, sans aucun doute, une des figures les plus fortes de la littérature antique.

Ismail Kadare
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" J'ai fort mal dormi la nuit dernière, dit-il; j'ai fait un rêve étrange.
-- Et quoi donc ?
-- Je voyais cette fille publique, celle dont ce cabaretier nous a raconté l'histoire, vous vous souvenez ?
-- Oui, dit le prêtre.
--C'est justement d'elle que j'ai rêvé. Elle était morte, étendue dans une bière. Alors que, dehors, une foule de soldats, couchés eux-aussi

dans des cercueils, attendaient leur tour, devant la porte de la maison.

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l’époque ou nous vivions nous a appris a tout supporter

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Horaires des trains


J’aime les horaires
affichés dans les petites gares secondaires,
planté sur un quai mouillé à contempler
les rails à l’infini.
Cri lointain d’une locomotive. Qu’est-ce qu’elle dit ?
(Allez comprendre ce que les machines à vapeur baragouinent !)
Trains bondés de voyageurs, wagons-citernes, bennes remplies

de minerai défilent sans répit
à travers la gare. Ainsi passent à travers toi les jours de ta vie,
chargés de voix, de signaux, de bruits
et du lourd minerai des souvenirs.

Ismail Kadare
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L'arbre

Dans le creux du vieil arbre
Nous laissions nos lettres.
Il était tout vieux l'arbre
Mais c'était un amour tout neuf.
Dans cette vaste plaine
Il régnait sur la solitude,
Et nos lettres,
Lui seul les connaissait.
Mais un matin d'hiver
Tu n'as plus laissé de lettre...
La dernière nuit de

l'arbre était venue,
La foudre en fit des cendres.

Ismail Kadare
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Quelqu'un avait allumé un transistor et l'on parlait encore de Pasternak.
« Apparemment, la campagne est menée dans toute l'Union Soviétique, dis-je à Antéos.
-Tout cela sent un peu la comédie.
-Et pourquoi ? »
Il regarda autour de lui, puis ,baissant la voix, me murmura :
« Tu te souviens de cette ballade de Goethe où quelqu'un appelle les esprits

pour l'aider à puiser de l'eau et ne sait plus ensuite comment les chasser ?
-Tu veux dire que Pasternak a été l'un de ces fantômes ?
-Et pas le seul, dit Antéos. Il y a quelques années on en a appelé beaucoup ; on leur demandait seulement de participer à la campagne contre Staline.  »
Je l'écoutais attentivement.
« Et ils n'ont pas ménagé leur concours,

dis-je.
-Oui, c'est vrai, ils ont bien travaillé, mais les fantômes restent des fantômes et on ne peut pas les garder longtemps chez soi. Pas vrai ?»
J'approuvai de la tête.
« Et maintenant ils veulent s'en débarrasser, reprit le Grec. Tu comprends ? »
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Ismail Kadare
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Les vieux, ceux qui se rappelaient ou prétendaient avoir gardé mémoire de faits très anciens, baissaient les paupières, puis fermaient les yeux (comme si ce n'était qu'en se privant de la vue qu'ils pouvaient redescendre dans le puits du temps).

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Ce qui avait débuté comme une simple curiosité populaire prit des couleurs tragiques à l'occasion de la Fête nationale où le Guide et le Successeur se tenaient côte à côte. A la différence des années précédentes où ils s'étaient souri durant la cérémonie tout en échangeant quelques propos, le visage du Guide était cette fois demeuré de marbre. Non seulement il ne s'était pas

adressé à lui une seule fois, mais comme pour mieux faire sentir son mépris, il avait par deux fois dit quelque chose à celui qui se tenait de l'autre côté: le ministre de l'intérieur

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[...] ... Minuit approchait. La fête battait son plein et personne ou presque ne pensait plus à la vieille Nice, quand, soudain, on la vit réapparaître à l'instant précis où les deux étrangers s'apprêtaient à se lever. Peut-être le général fut-il le premier à s'apercevoir de son retour. Il eut la sensation de sa présence comme un chasseur aguerri flaire l'approche du tigre dans la

jungle. Voyant des gens s'affairer et chuchoter près de la porte, il entendit aussitôt monter ce cri au fond de lui : "Elle est là !" et se sentit blêmir. Cette fois, la vieille ne pleurait plus, on n'entendait plus sa voix, mais tout le monde sentait qu'elle était là, à la porte. L'orchestre continuait de jouer mais on ne l'écoutait plus. Un petit rassemblement s'était formé devant

l'entrée. Personne ne pouvait s'expliquer pourquoi la vieille Nice était revenue. Peut-être à cause de son aspect, ou bien de ses supplications, toujours est-il que les gens s'écartèrent pour la laisser passer et elle pénétra dans la pièce au milieu des exclamations générales. Elle était toute trempée, couverte de boue, le visage d'une pâleur de mort, et elle portait un sac sur ses

épaules.

Le général se leva machinalement et se dirigea vers elle. Il avait deviné que c'était lui qu'elle cherchait. Il se porta lui-même au-devant d'elle comme ces bêtes qui, flairant de loin la présence de l'ennemi, sont envoûtées par sa voix et, au lieu de fuir, courent jusqu'à lui.

Les gens s'agglutinèrent autour d'eux. Tous avaient l'air interdit. La

vieille Nice se campa devant le général, fixa sur lui un regard mal assuré, comme si ce n'était pas lui qu'elle regardait mais son ombre, et, d'une voix cassée, émaillée d'une quinte de toux, elle lâcha quelques mots à son adresse, dont il ne comprit que celui de vdekje, ou mort. ... [...] + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          70

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C'était un son si monocorde qu'il paraissait inviter à entrer dans quelque rêve envoûtant. Willy et Max échangèrent un regard. Le rhapsode se mit à chanter d'une voix qui n'avait rien de commun avec celle qu'on lui avait entendue lorsqu'il parlait. C'était une voix contre nature, d'une froide uniformité, qui sécrétait l'angoisse comme issue d'un autre monde. Willy se sentit des frissons

dans le dos. Il tenta à plusieurs reprises de saisir le sens du texte, mais le débit uniforme de la voix l'en empêchait. Il avait l'impression qu'un vide se creusait en lui, qu'on l'étripait, qu'on évidait indéfiniment son être comme le fil tiré d'une quenouille. La voix du rhapsode avait le don de creuser un trou en vous. Encore un peu et tous ces gens allaient se dissoudre sur place les

uns après les autres. Mais le joueur de lahuta s'arrêta avant.

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- J'ai vu des fantômes sur les eaux. Ils nageaient. Ils faisaient des signes avec leurs mains et leurs pieds. Ils riaient.
- Il a dû voir quelque squelette du cimetière emporté par les eaux, dit quelqu'un.
- Hadji ne sait pas qu'il y ait des cimetières qui flottent. Hadji dit ce qu'il a vu...
- Tais-toi, débauché, fataliste, décadent, hurla le président. Je t'ôte le

droit à la parole.