Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

L’allégresse de la vierge guerrière sur la roche cerclée de flammes atteignait les plus hauts sommets; le cri de volupté et de liberté montait jusqu’au cœur du soleil.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Les astres scintillaient, les arbres ondulaient, un jardin s’approfondissait derrière la tête de Perdita. Par les balcons ouverts, les souffles du ciel entraient dans la salle, agitaient les flammes des candélabres et les calices des fleurs, traversaient les portes, faisaient palpiter les tapisseries, animaient toute la vieille maison des Capello où la tragédienne, que les peuples avaient

couverte de gloire et d’or, amassait les reliques de la magnificence républicaine.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Les innombrables apparences du Feu volatil et versicolore se répandaient dans le firmament, rampaient sur l’eau, s’enroulaient aux vergues des navires, enguirlandaient les coupoles et les tours, ornaient les frises, enveloppaient les statues, gemmaient les chapiteaux, enrichissaient toutes les lignes, transfiguraient tous les aspects des architectures sacrées et profanes autour du profond

miroir qui multipliait les merveilles. Étonnés, les yeux ne distinguaient plus ni le contour ni la qualité des éléments, mais ils étaient charmés par une vision mobile où toutes les formes vivaient d’une vie lucide et fluide, suspendues dans un éther vibrant; de sorte que, sur l’eau, les sveltes proues recourbées et, dans le ciel, les colombes d’or par myriades semblaient rivaliser

de légèreté en leur vol pareil et atteindre le faîte d’édifices immatériels.

Gabriele d'Annunzio
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Seule persistait au milieu de son esprit cette « fleur du feu » qu’il avait fait naître à la gloire du premier Bonifacio et cueillie lui-même de ses doigts incombustibles pour l’offrir à la femme qui s’était promise. Il revoyait comment, à l’instant précis de cette offrande spontanée, la femme avait détourné la tête, et comment, au lieu du regard absent, il avait rencontré le

sourire indicateur. Alors le nuage de l’ivresse, qui était sur le point de s’envoler, se condensa de nouveau en lui sous la forme vague de la musicienne; et il lui sembla que celle-ci, tenant à la main la fleur du feu, dans une attitude souveraine, émergeait sur son agitation intérieure comme sur une tremblante mer d’été.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Une clameur nouvelle, plus forte et plus longue, s’éleva d’entre les deux tutélaires colonnes de granit, pendant que la barque royale abordait à la Piazzetta noire de peuple. Quand le bruit cessait, la foule épaisse avait des remous; et les galeries du Palais des Doges s’emplissaient d’une rumeur confuse, pareille au bourdonnement illusoire qui anime les volutes des conques marines.

Puis, tout à coup, la clameur rejaillissait dans l’air limpide, montait se briser contre la légère forêt marmoréenne, franchissait les têtes des hautes statues, atteignait les pinacles et les croix, se dispersait dans le lointain crépusculaire. Puis, c’était une autre pause pendant laquelle, imperturbable, dominant l’agitation inférieure, continuait l’harmonie multiple des

architectures sacrées et profanes où couraient comme une agile mélodie les modulations ioniques de la Bibliothèque et s’élançait comme un cri mystique la cime de la tour nue. Et cette musique silencieuse des lignes immobiles était si puissante qu’elle créait le fantôme presque visible d’une vie plus belle et plus riche, superposé au spectacle de la multitude inquiète. Celle-ci

sentait la divinité de l’heure; et, lorsqu’elle acclamait cette forme nouvelle de la royauté abordant au rivage antique, cette fraîche Reine blonde qu’illuminait un inextinguible sourire, peut-être exhalait-elle son obscure aspiration à dépasser l’étroitesse de la vie vulgaire et à recueillir les dons de l’éternelle Poésie épars sur les pierres et sur les eaux.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Je voudrais, cette nuit, me trouver pour la première fois avec la femme que je désire, par delà les Jardins, vers le Lido, sur une couche flottante,— dit le poète érotique Paris Eglano, un jeune homme blond et imberbe, dont la belle bouche purpurine et vorace faisait contraste avec la délicatesse presque angélique de ses traits.

Gabriele d'Annunzio
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C’est vous, Stelio, — dit-elle avec ce faible sourire qui voilait sa pensée, en dégageant doucement sa main de celle de son ami, — c’est vous maintenant qui voulez m’enivrer… Regardez! — s’écria-t-elle pour rompre le charme, en montrant du doigt une barque chargée qui venait lentement à leur rencontre.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Pour arriver à elle, pour jouir d’elle, le désir de l’aimé devait traverser toute cette ombre qu’il croyait faite d’innombrables amours inconnues, et, par cette méprise outrageante, il devait se contaminer, se corrompre, s’aigrir, devenir cruel, se changer peut-être en dégoût. Toujours cette ombre devait exciter en lui l’instinct de férocité bestiale qui se cachait au fond de

sa sensualité puissante.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Vous-même, Perdita, ne vous plaisez-vous pas à cultiver dans votre jardin ce grenadier, ce bel arbuste « effrénien », pour me voir fleurir et fructifier chaque été? Une de vos lettres, vraiment ailée comme une messagère divine, me décrivait la cérémonie gracieuse où vous l’avez orné de colliers, le jour même où vous reçûtes le premier exemplaire de Perséphone. Donc, pour vous

et pour ceux qui m’aiment, j’ai véritablement renouvelé un mythe ancien lorsque, d’une manière idéale, je me suis assimilé à une forme de la Nature éternelle. C’est pourquoi, quand je serai mort (et puisse la nature m’accorder de me manifester tout entier dans mon œuvre avant que je meure!), mes disciples m’honoreront sous l’espèce de cet arbuste; et, dans l’acuité de la

feuille, dans la flamme de la fleur et dans le trésor interne du fruit couronné, ils voudront reconnaître certaines qualités de mon art; et, par cette feuille, par cette fleur et par ce fruit, comme par autant d’enseignements posthumes du maître, leurs esprits, dans les œuvres mêmes, seront amenés à cette acuité, à cette flamme et à cette opulence enclose.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Ils se turent quelques minutes, absorbés par le tourbillon intérieur qui ébranlait leur être jusqu’aux racines, comme pour les arracher. Des Jardins, les effluves descendaient autour d’eux et nageaient comme des huiles sur l’eau qui, çà et là, portait dans ses plis le lustre du vieux bronze. Il y avait dans l’air comme un reflet épars du faste d’autrefois, et leurs yeux le

percevaient de la même façon que, en contemplant les palais noircis par les siècles, ils avaient, dans l’harmonie des marbres durables, retrouvé la note éteinte de l’or.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Vous souvient-il de la scène où Perséphone est sur le point de s’abîmer dans l’Érèbe, tandis que gémit le chœur des Océanides? Son visage est pareil au vôtre, quand le vôtre s’obscurcit. Rigide dans son peplum couleur de safran, elle penche en arrière sa tête couronnée; et il semble que la nuit coule en sa chair devenue exsangue et s’amasse au-dessous du menton, dans la

cavité des yeux, autour des narines, lui donnant l’aspect d’un sombre masque tragique. C’est votre masque, Perdita. Quand je composais mon Mystère, la mémoire que j’avais de vous m’a aidé à évoquer la personne divine. Ce petit ruban de velours safrané que vous portez habituellement au cou m’a indiqué la couleur convenable pour le peplum de Perséphone. Et un soir, dans votre

maison, comme je prenais congé de vous sur le seuil d’une pièce où les lampes n’étaient pas encore allumées, —; un soir agité du dernier automne, vous en souvient-il? — vous avez réussi, par un seul de vos gestes, à mettre dans la pleine lumière de mon âme la créature qui s’y trouvait encore gisante et enveloppée; et puis, sans vous douter de cette nativité subite, vous

êtes rentrée dans l’intime obscurité de votre Érèbe. Ah! j’étais sûr d’entendre vos sanglots; et cependant il courait en moi un torrent de joie indomptable. Jamais, je crois, je ne vous ai raconté ces choses. J’aurais dû vous consacrer mon œuvre comme à une Lucine idéale.

Gabriele d'Annunzio
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C’est chose très singulière, Perdita, — dit-il en regardant les lointaines eaux pâles, où la marée descendante commençait à découvrir les bas-fonds noirâtres, — combien facilement le hasard vient en aide à notre fantaisie par le caractère mystérieux qu’il prête au concours de certaines apparences en rapport avec une fin imaginée par nous. Je ne comprends pas pourquoi les

poètes s’indignent aujourd’hui contre la vulgarité de l’époque présente et se plaignent d’être nés trop tard ou trop tôt. J’ai la conviction que tout homme d’intelligence, aujourd’hui comme toujours, a le pouvoir de se créer dans la vie sa belle fable.

Gabriele d'Annunzio
Gabriele d'Annunzio

Il parlait avec un fluide abandon, car il voyait l’esprit de la femme attentive se faire concave comme un calice pour recevoir cette onde et voulait le remplir jusqu’au bord. Une félicité spirituelle de plus en plus limpide se répandait en lui, jointe à une conscience vague de l’action mystérieuse par où son intelligence se préparait à l’effort prochain. De temps à autre, comme

dans un éclair, tandis qu’il se penchait vers cette amie seule et entendait la rame mesurer le silence du large estuaire, il entrevoyait l’image de la foule aux visages innombrables, pressée dans la salle profonde; et un tremblement rapide lui agitait le cœur.

Gabriele d'Annunzio
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À cette heure, édifié par les subtils génies du Feu, un temple nouveau s’élevait là même où, dans le crépuscule, on avait cru voir un neptunien palais d’argent dont l’architecture imitait les torsions des conques marines. C’était, agrandi, un de ces labyrinthes construits sur le fer des landiers, demeures aux cent portes habitées par les présages ambigus; un de ces fragiles

châteaux vermeils aux mille fenêtres, où se montrent un moment les princesses salamandres qui rient voluptueusement au poète charmé. Rose comme une lune naissante rayonnait sur la triple loggia la sphère de la Fortune, supportée par les épaules des Atlantes; et ses reflets engendraient un cycle de satellites. Du quai des Esclavons, de la Giudecca, de San Giorgio, avec un crépitement

continu, des faisceaux de tiges enflammées convergeaient au zénith et s’y épanouissaient en roses, en lis, en palmes, formant un jardin aérien qui se détruisait et se renouvelait sans cesse par des floraisons de plus en plus riches et étranges. C’était une rapide succession de printemps et d’automnes à travers l’empyrée. Une immense pluie scintillante de pétales et de feuillages

tombait des dissolutions célestes et enveloppait toutes choses d’un tremblement d’or. Au loin, vers la lagune, par les déchirures ouvertes dans cet or mobile, on voyait s’avancer une flotte pavoisée : une escadre de galères semblables peut-être à celles qui naviguent dans le rêve du luxurieux dormant son dernier sommeil sur un lit imprégné de parfums mortels. Comme celles-là

peut-être, elles avaient des cordages composés avec les chevelures tordues des esclaves capturées dans les villes conquises, ruisselants encore d’une huile suave; comme celles-là, elles avaient leurs cales chargées de myrrhe, de nard, de benjoin, d’éléomiel, de cinnamome, de tous les aromates, et de santal, de cèdre, de térébinthe, de tous les bois odoriférants accumulés en

plusieurs couches. Les indescriptibles couleurs des flammes dont elles apparaissaient pavoisées évoquaient les parfums et les épices. Bleues, vertes, glauques, safranées, violacées, de nuances indistinctes, ces flammes semblaient jaillir d’un incendie intérieur et se colorer de volatilisations inconnues. Ainsi sans doute flamboyèrent, dans les antiques fureurs du saccage, les profonds

réservoirs d’essences qui servaient à macérer les épouses des princes syriens. Telle maintenant, sur l’eau parsemée des matières en fusion qui gémissaient le long des carènes, la flotte magnifique et perdue s’avançait vers le bassin, lentement, comme si des rêves ivres eussent été ses pilotes et qu’ils l’eussent conduite se consumer en face du Lion stylite, gigantesque

bûcher votif dont l’âme de Venise resterait parfumée et stupéfiée pour l’éternité.

Gabriele d'Annunzio
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La Foscarina regarda la rieuse avec étonnement, car elle l’avait oubliée; et cette femme, assise là sur ce banc de pierre jauni par les lichens, avec ces mains tordues, avec cette scintillation d’or et d’ivoire entre les lèvres minces, avec ces petits yeux glauques sous les paupières flasques, avec cette voix enrouée et ce rire clair, la fit penser à une de ces vieilles fées

palmipèdes qui vont par la forêt suivies d’un crapaud obéissant.

Gabriele d'Annunzio
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Parfois, vous renouvelez dans mon esprit l’émerveillement de ce statuaire qui, ayant transporté le soir dans le temple les simulacres des dieux encore chauds de son travail et pour ainsi dire encore adhérents à son pouce plastique, le matin d’après les revit dressés sur leurs piédestaux, enveloppés dans un nuage d’aromates et respirant la divinité par tous les pores de la sourde

matière en laquelle il les avait modelés de ses mains périssables. Vous n’entrez jamais dans mon âme, chère amie, que pour y accomplir de telles exaltations.

Gabriele d'Annunzio
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C’était encore l’heure vespérale que, dans un de ses livres, il avait appelée l’heure du Titien, parce que toutes les choses y resplendissent finalement d’un or très riche, comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux, et illuminent le ciel plutôt qu’elles n’en reçoivent la lumière. De sa propre ombre glauque émergeait l’église octogonale que Baldassare Longhena

emprunta au Songe de Polyphile, avec sa coupole, avec ses volutes, avec ses statues, avec ses balustres, étrange et somptueuse comme un temple neptunien imitant les torsions des formes marines, blanche d’une blancheur de nacre, où la diffusion de l’humidité saline semblait créer dans les creux de la pierre une fraîcheur gemmée qui leur donnait l’apparence de valves perlières

entr’ouvertes sur les eaux natales.

Gabriele d'Annunzio
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Ce qui rendait sa peine plus lourde, c’était de reconnaître une vague analogie entre ce sentiment inquiet et l’anxiété qui s’emparait d’elle au moment où elle entrait dans la fiction scénique pour y incarner quelque sublime créature de l’Art. — En effet, ne l’entraînait-il pas à vivre dans cette même zone de vie supérieure; et, pour la rendre capable d’y figurer sans se

ressouvenir de sa personne quotidienne, ne la couvrait-il pas de splendides déguisements? — Mais, tandis qu’il ne lui était donné, à elle, de se soutenir à un tel degré d’intensité que par un pénible effort, elle voyait l’autre y persister aisément, comme dans sa naturelle manière d’être, et jouir sans fin d’un monde prodigieux qu’il renouvelait par un acte de continuelle

création.

Gabriele d'Annunzio
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Connaissez-vous, Perdita, — reprit Stelio en regardant avec un plaisir ingénu les figues violettes et les blonds raisins, accumulés non sans harmonie depuis la poupe jusqu’à la proue, — connaissez-vous une particularité gracieuse de la chronique des Doges? La Dogaresse, pour les frais de ses vêtements solennels, jouissait de certains privilèges sur l’impôt des fruits. Ce détail ne

vous réjouit-il pas? Les fruits des Iles l’habillaient d’or et la couronnaient de perles. Pomone payant tribut à Arachné : voilà une allégorie que le Véronèse pouvait peindre à la voûte du Vestiaire. Pour moi, quand je me figure la noble dame dressée sur ses hautes socques gemmées, je suis heureux de penser qu’elle porte quelque chose d’agreste et de frais dans les plis de son

lourd brocart : le tribut des fruits! Quelles saveurs acquiert ainsi son opulence! Eh bien, mon amie, figurez-vous que ces raisins et ces figues du nouvel Automne acquittent le prix de la robe d’or où est enveloppée la Saison morte.

Gabriele d'Annunzio
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Perdita, — dit le poète qui, à voir ainsi tout s’animer autour de lui selon sa pensée, sentait courir par tout son être une sorte de félicité intellectuelle, — ne vous semble-t-il pas que nous suivons le convoi de l’Été, de la Saison morte? Elle gît dans la barque funèbre, vêtue d’or comme une dogaresse, comme une Loredana, une Morosina ou une Soranza du siècle vermeil; et

son cortège la conduit vers l’île de Murano, où quelque maître du feu l’enfermera dans un coffre de verre opalin, afin que, submergée au fond de la lagune, elle puisse du moins, à travers ses paupières diaphanes, contempler les souples jeux des algues, avec l’illusion d’avoir toujours autour de son corps la vie de sa chevelure voluptueuse, en attendant que le Soleil la rappelle.