Il y a un vieux proverbe talmudique qui dit : « Ne pas dormir rend fatigué, ne pas rêver rend mort. » C’est seulement aujourd’hui que j’en ai compris le sens. Réfléchissez-y. Ne pas rêver rend mort.
Son entrée à l'Académie française m'est apparue passionnante, non pas tant pour l'élection que pour le changement de statut qu'elle opère sur lui. Jusque-là, il était encore un paria des lettres et puis soudain, grâce à cette élection, il reprend goût à l'écriture. Ce n'est pas un hasard d'ailleurs si peu après il compose son plus beau livre : Venises. Entre le moment où il dépose
sa candidature et son discours de réception, ce n'est plus le même homme et c'est ce qu'il m'intéressait de dépeindre." Elle ajoute : "D'autre part, le contexte dans lequel s'inscrit ce changement, celui de l'après-Mai 1968, est particulièrement intéressant car Morand, si moderne dans l'entre-deux-guerres, ne se reconnaît plus dans cette époque. Nous sommes donc loin des clichés
habituels et un peu exaspérants de "l'homme pressé", cosmopolite, qui aime la vitesse, les voitures.
Hélène Morand a quatre-vingt-dix ans et, bien que (dit-on) la méchanceté conserve, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même (...). Son mari, admirable de dévouement, a déniché une jeune élève du conservatoire qui a accepté de venir deux fois par semaine lui faire la lecture. La jeune femme de vingt ans, Nathalie Baye, se souvient d’ Hélène, « minuscule, petite poupée de
porcelaine, personnage de cire. Avec cela, remarquablement intelligente, très drôle, astucieuse ». Pas le moins du monde impressionnée car le nom de Paul Morand ne lui dit pas grand-chose, la jeune comédienne va passer deux années avenue Charles-Floquet. Moins bien payée que la femme de ménage, et confrontée à la fraîcheur initiale d’Hélène qui, malgré sa cécité, devine un mari
frétillant à la vue d’une jeune fille, la lectrice finira par apprivoiser sa cliente, au point de parfois lâcher la lecture imposée par Morand pour bavarder de tout et de rien.
La préfecture de police est débordée. Chaque jour, les sacs de jute apportés par les facteurs vomissent leurs mille cinq cents enveloppes. Ecrites en pattes de mouche ou en élégantes lettres anglaises, signées « Une Aryenne indignée » ou « Des voisins inquiets », ces lettres anonymes dénoncent en vrac les francs-maçons, les trafiquants du marché noir et bien sûr les juifs.
Au réfectoire, c’est l’heure du déjeuner pour le personnel. Les maîtres d’hôtel ont pris soin de nouer une serviette autour de leur cou pour épargner leur plastron immaculé, les femmes de chambre et les garçons d’étage ont enfin l’occasion de s’asseoir et de reposer leurs jambes gonflées par l’effort.
De toute façon, la duchesse douairière de Sorrente n’a jamais aimé les enfants, non plus que les contacts physiques qui présidaient à leur arrivée. Sitôt après la naissance d’un fils , elle s’était estimée quitte avec son mari et avait définitivement condamné la porte de sa chambre. Elle s’était réfugiée dans la lecture et la médisance, deux activités qui accomplie avec
sérieux, auraient suffi à emplir la journée de n’importe qui.
Un jour que la cousine de son mari d’autant plus à cheval sur sa généalogie qu’aucun parti ne lui semblait à la hauteur de la sienne, lui avait lancé: « Mais au fond votre nom ne vaut rien! » . Élisabeth avait eu assez d’esprit pour lui répondre « Pas au bas d’un chèque. .. »
Il est de si méchante humeur qu’il houspille pour un rien le jeune marmiton qu’il avait giflé un peu plus tôt. Lequel finit, exaspéré, par dénouer son tablier et annoncer à la cantonade qu’il ne passera pas une minute de plus dans cette boîte de tortionnaires.
– Tu veux démissionner ? rétorque le chef de cuisine avec une ironie méchante. Très bien, mais je te rappelle
que nous n’avons plus de directeur. Il n’y a plus personne pour l’accepter, ta démission.
Personne n’avait songé que l’autogestion rendait autant prisonnier que libre.
Personne n'avait songé que l'autogestion rendait autant prisonnier que libre.
Les jeunes écrivains viennent ici comme au musée. Arrachent des bribes de souvenirs à ce grand silencieux. Quémandent des conseils à Paul. Il n'aime pas parler boutique mais il est touché par leur admiration affectueuse. Elle lui rappelle Nimier et sa hargne à le réhabiliter, au moment où plus personne ne parlait de lui. A tous, il répète :
- On écrit avec son caractère, avec
son foie, avec ses rhumatismes, avec ses yeux, jamais avec son intelligence. N'ayez pas trop d'idées : elles font vieillir les livres. Lui-même dit qu'il ne parvient jamais à retenir les idées abstraites (...). Il leur dit encore que la bonne littérature, ça n'est qu'une suite d'images simples qui remuent des couteaux dans des plaies invisibles.
Cet homme qui lui a donné son nom,elle ne l'aime pas moins aujourd'hui.Elle éprouve seulement un peu de pitié pour le mare cocu qu'il fut.
"En ce printemps 1943, le plus grand plaisir des Sorrente consiste à se rendre à Groussay, ou Charles de Beistegui, protégé par son statut d'attaché à l'ambassade d'Espagne, reçoit dans un luxe digne de l'avant-guerre. Hormis l'angoisse que procure à Natalie la nécessité de se munir à l'avance de suffisamment de morphine pour ne pas en manquer une fois installée à Montfort-L'Amaury,
ces séjours sont un délice. Personne ne sait comment sa table est toujours si bien garnie ni comment son enthousiasme pour les travaux d'embellissement du château qu'il a en tête n'est pas entamé par la guerre. La guerre ? Quelle guerre ? Allongés sur des matelas posés à même la pelouse, les invités se demandent parfois si elle est bien réelle".
Ils patienteront donc jusqu'aux dernières volutes d'encens, jusqu'au dernier amen, jusqu'à l'ultime signe de croix-"Allez dans la paix du christ"- avant de se précipiter dehors où les attend enfin le singulier frisson que procure la joie d'être vivant quand d'autres sont sous la terre, confinés dans l'éternité terrifiante, d'autres qui ne ressentiront plus jamais ni la morsure du froid, ni
la caresse d'une main, ni la douceur d'un regard- ni plus rien
Les frasques d’Élisabeth sont indubitablement à ranger dans la case « ce qui ne se fait pas ». Dans la même nomenclature, il y a le divorce, le mariage avec une demoiselle ayant du sang juif(du sang protestant à la rigueur, si la jeune personne porte le nom d’une grande banque), et la bâtardise assumée. Tous ces comportements qui engendrent la pire des calamités pouvant s’abattre
sur une famille: « le scandale ». En puriste des mondanités, il aurait volontiers ajouté à cette liste le fait de manger son dessert avec une cuillère…
C'est terriblement injuste, non ? Marie Mahl est catholique, aryenne comme vous dîtes. Quatre quarts irréprochables. Pas comme moi. J'ai l'impression qu'elle a pris ma place. Je me sens coupable. Oui, ne souriez pas, coupable. Il me semble que j'ai usurpé l'identité d'une autre. Et que c'est moi qui aurait dû être arrêtée.