Jean-Noël Pancrazi
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... il était un combattant de l’autre bord, au cœur inaccessible ; juste peut-être — au moment où son regard se voilait un peu — cette forme de tristesse qu’avaient parfois les vainqueurs quand ils se demandaient si ça valait la peine d’être allé aussi loin dans la guerre, en sacrifiant même des enfants ; ...

Jean-Noël Pancrazi
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Il y avait une telle peine dans le cimetière, le surlendemain, alors qu'on descendait en terre les cercueils où reposaient mes camarades dans les chaussons blancs et les tuniques bleues qu'ils auraient dû porter, quelques jours plus tard, pour la fête sportive du lycée. Avant qu'on ne les refermât, j'avais contemplé leurs visages aussi calmes que l'après-midi où, exténués par les

répétitions des figures d'athlétisme, ils s'étaient endormis près de leurs cerceaux, sur les tapis en linoléum du gymnase encerclé par la tempête de sirocco. Ils paraissaient soudain si sages, les élèves de la 6eS, dont on disait qu'ils étaient les plus turbulents du lycée (...)

Jean-Noël Pancrazi
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Et puis, soudain, le coup de téléphone dans la chambre. C'était l'adjoint du commissaire du festival chargé de la Sécurité. Il me demandait de descendre immédiatement dans le hall.
Il était là, au milieu, très grand, très droit, sans traits.
- Vous devez partir ... prendre l'avion avec nous à vingt-deux heures.
- Pourquoi ?
- C'est un ordre.
- Quel ordre

?
- Un ordre ...
- Pourquoi ? ... Dites-moi au moins pourquoi ...
Il commençait à tourner comme s'il ne savait comment raréfier l'espace autour de moi.
- Vous ne pouvez pas rester ici ...
- Je ne bougerai pas ... Je resterai en Algérie.
- Impossible.
- Je suis libre ... J'ai un visa pour un mois.
- Non, il n'est valable que pour la durée du

festival ... Il est déjà périmé ...
- J'ai un billet d'avion pour la semaine prochaine.
- Qui vous l'a donné ?
- La jeune fille du festival qui s'occupait des billets.
- Elle n'avait pas le droit ... De toute manière, il n'est pas payé ... Il n'a aucune valeur ... Ce n'est qu'un bout de papier ...
Tous ces mensonges, cette mauvaise foi qui me faisaient si mal

et me donnaient envie de mourir comme si je n'avais plus de lieu pour respirer, me tourner, recommencer.
- Je m'en vais à Batna demain matin ... Tout est prêt ... Des amis algériens m'attendent pour m'y emmener ...
- Vous ne pourrez pas ...
- Pourquoi ?
- La police vous arrêtera à la sortie d'Annaba.
- J'irai à Batna ... Personne ne m'en empêchera ... C'est ma

ville ...
Je le répétais, je le criais, comme si on pouvait m'entendre de là-bas, comme si les rues en souvenir pouvaient venir me chercher et me prendre avec elles.
- C'est pour cela que je suis revenu ... On m'avait promis que je pourrais y aller après le festival ... On avait fait un accord ... + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          290

Jean-Noël Pancrazi
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Tirant sur la poche de sa veste pour la défroisser et se préparer à les accueillir, il répétait avec une telle conviction qu'ils allaient venir, que je m'attendais à les voir monter le grand escalier de la Maison Eugénie. Les morts, alors, devenaient plus vivants que les vivants; et il me semblait, à mon tour, que ressuscitaient tous ceux que j'avais aimés, qu'ils emplissaient, peu à

peu, le couloir du long séjour et venaient m'entourer avec le calme sombre d'une foule s'apprêtant à embarquer un après-midi d'hiver, certains s'appelant de loin en loin pour ne pas se perdre ou se promettre de se garder une place pour faire ensemble la traversée.

Jean-Noël Pancrazi
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Plus personne ne traversait la cour. Mais un après-midi, le battant du porche, avec sa "serrure spéciale" cassée qui menaçait de se décrocher à chaque saccade de vent, grinça. C'était Mohammed Khair-Eddine qui s'avançait, à la fois gêné et rayonnant d'orgueil comblé. Malgré la fournaise de juin, il portait à même la peau le pull-over à losanges jaunes et noirs que je lui avais

donné le soir où il était venu travailler à la Maison. Il ne me dit rien d'abord, se contenta de sortir de sa poche et de me tendre, pour que je la garde, une photographie : nous étions côte à côte, devant le portail de l'école, un matin où il commençait à neiger sur les Aurès. "Avec qui je vais me battre maintenant?..." me dit-il avec une lassitude qu'il n'arrivait pas à rendre

ironique, comme s'il avait escompté que notre antagonisme amical durerait toute la vie.

Jean-Noël Pancrazi
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Elle ne serait plus, la maison, pensais-je en partant, qu'un lieu de passage où l'on viendrait, seul, chercher ou vérifier un souvenir avant qu'elle ne disparût sous les herbes, les lauriers sauvages, aussi hauts que des arbres, les troupeaux perdus, les neiges, la rouille, les orages de septembre, les boules de pins incendiées et projetées par le vent: les pierres aussi demandaient de temps

en temps à être regardées et aimées. (p.52)

Jean-Noël Pancrazi
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Notre amitié, presque silencieuse, déplaisait car nous donnions l'image d'une solidarité qui n'était pas de mise. Aussi le sous-directeur convoqua ma mère pour s'indigner que je préfère la compagnie des musulmans à celle des Européens. Elle s'était aussitôt écriée qu'il était indigne pour un éducateur d'avoir de tels préjugés. sa tolérance s'approfondissait à mesure qu'on la

ruinait autour d'elle.

Jean-Noël Pancrazi
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"Vous avez toujours été la plus fidèle, la plus courageuse", lui disait-il doucement, quand elle arrivait tout près de lui. Il cherchait, par réflexe, sur son poignet, pour le rattacher, le fermoir du bracelet, mais elle ne le portait plus, sa main était devenue trop petite, trop maigre; il aurait flotté, glissé de lui-même. "Je serai là, toujours... où que vous soyez...", lui

disait-il, en lui prenant les épaules, "je continuerai à vous suivre... - A me lire aussi?" lui demandait-elle, avec sa candeur inquiète de toujours. "Oui, lui disait-il, heureux que rien n'ait changé pour elle, de rester son premier lecteur... Je vous le promets."

Jean-Noël Pancrazi
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J'avais toujours hâte que le dîner se terminât car ce serait neuf heures et demie, le moment où elle se postait, comme moi, derrière une fenêtre pour regarder apparaître, au-dessus des collines d'oliviers, le D.C.3 de la compagnie Air Algérie dont les ailes miroitaient sous les sillons d'huile et les plaques de sable qui s'étaient incrustées sur la tôle au cours de l'escale de Biskra.

En descendant, il rasait de si près les maisons que les roues paraissaient devoir arracher une part de toit ou de balustrade. Les hublots étaient si éclairés et proches qu'on pouvait distinguer les visages des passagers luxueux qui revenaient de Métropole (...)

Jean-Noël Pancrazi
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Je n’avais pas vu arriver le garçon arabe qui rôdait, avec ses sandales cassées, ses genoux pleins de terre et, dans ses yeux, trop de bonté pour céder, se rappeler l’hostilité qu’on lui commandait tout autour (…) en tenant dans ses bras le petit fennec tout chaud, à peine mouillé, qui venait de la montagne, comme s’il avait échappé à tout – aux roues des camions, aux pas

des soldats, aux colères de la foule, aux pierres lancées pour rien. On le tenait ensemble quand je descendais de la bicyclette. On aurait dit que c’était la Paix qui l’envoyait vers nous, comme s’il était seul dans le pays à être doux, à ne pas opposer de résistance, à se laisser caresser, emmener sans avoir peur, ne pas se soucier à qui il appartenait. Le garçon était prêt

à me le donner ; mais non, c’était lui qui devait l’emporter, il lui tiendrait compagnie, il le garderait tout contre lui si jamais on l’emmenait une nuit dans le camp de Lambèse, dont on devinait déjà les miradors, avec ces autres enfants, les petits yaouleds , loin de leurs pères parqués ailleurs, qui ne savaient pas, parfois, qu’ils avaient été embarqués avec eux dans la

rafle du soir, qu’ils avaient été obligés, à un moment, de lâcher leur main, tant c’était rapide, désordonné ; (…) + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          180

Jean-Noël Pancrazi
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C'était une après-midi calme de juin - on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait plus que d'"incidents" ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville; mes camarades étaient montés devant moi dans la camionnette de la minoterie; le frère du chauffeur habituel, profitant du désert de la cour de l'usine à

deux heures, du repos des ouvriers, de l'absence des contremaîtres, leur proposait de faire un tour, là-bas, dans la montagne qui nous était pourtant interdite, là où il y avait, croyaient-ils, des ravins pleins de scarabées et de trésors enfouis de guerriers; ils étaient si heureux en s'asseyant ensemble sur la plate-forme, n'osaient pas trop rire de peur qu'on ne s'aperçoive de leur

départ secret, se moquaient presque de moi, qui avais préféré rester - ils se disaient que j'étais un rêveur plutôt qu'un casse-cou - pour attendre l'employé de la minoterie qui viendrait peut-être me rejoindre, comme d'autres après-midi, au fond de l'entrepôt des grains.
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Jean-Noël Pancrazi
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"[...] je laissais passer toutes les occasions d'y retourner, comme si j'avais peur, en me confrontant aux lieux du passé, de perdre ce qui me restait d'imaginaire, ce qui me permettait de tout réinventer."

Jean-Noël Pancrazi
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Il y avait de plus en plus de haine -- cette haine qui circulait partout, n'avait même plus besoin de slogan, de prétexte, d'étincelle pour s'exercer.

Jean-Noël Pancrazi
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Je passais devant l'église, mais cela me faisait si mal encore - je ne voulais pas me souvenir du jour de la cérémonie, que j'avais enseveli en moi, juste le banc devant moi, la brume de larmes, de peine et de révolte que rien ne pouvait atténuer, transformer en pardon; je n'aimais plus Dieu, je n'allais plus au catéchisme, j'avais mis de côté pour toujours le missel; qu'est-ce-que ça

voulait dire, la résurrection, les miracles? Ce Fils qui soit-disant était venu sauver le monde et avait oublié l'Algérie, n'avait pas secouru mes petits camarades qui avaient à peine eu le temps de commettre et de confesser quelques péchés véniels.

Jean-Noël Pancrazi
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...même si les rendez-vous n'avaient pas toujours lieu: car c'était l'échange qui comptait avant tout pour lui, la justesse même rêvée de la balance dans l'amitié qui lui apportait les seuls instants de paix. (p.23)

Jean-Noël Pancrazi
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Peut-être n'étais-je pour lui, quand j'allais à la Maison Eugénie et m'approchais de son lit, que le sosie involontaire de ce fils dont il m'avait dit, un jour, en me regardant, qu'il devait lui rendre bientôt visite, ou simplement l'ombre d'un infirmier, du masseur qui, pendant quelques minutes, chaque matin, venait, sans qu'il s'en aperçût, lui prendre sa main qui, raidie sur le côté,

tremblait tellement parfois qu'on aurait dit, lorsqu'elle heurtait le mur, le choc entre-eux de plusieurs osselets secoués dans un même sac de peau.

Jean-Noël Pancrazi
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Je ne dormais plus. Je restais, la nuit, devant la fenêtre. C'était le couvre-feu, le noir absolu dès neuf heures. Et puis, peu à peu, montait la rumeur des rafles qui reprenaient, se multipliaient comme si on savait qu'on n'avait pas trouvé le vrai coupable, qu'il y avait des dizaines de complices de l'assassinat de mes petits camarades qui se cachaient toujours en ville ou dans la montagne.

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(… Il y aurait les premiers appels presque heureux pour Ghardaïa, Laghouat ou El Goléa, comme s’il ne pouvait pas y avoir de sang dans les dunes, de café ou de magasin détruit dans les villes très blanches, presque vides et sans arcades – là où il n’y avait pas de montagne, ou alors très loin, encore plus au sud – c’était vraiment la paix, ça ne s’appelait plus

l’Algérie.

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"A quand le prochain livre ?" lui demandait-on par réflexe, sincérité parfois. "Mais très vite maintenant, très vite", répondait-elle presque en riant : ça ne l'atteignait plus en plein coeur, elle n'avait plus le souffle coupé comme quand, au début de sa maladie, elle pensait soudain à tous les romans qu'elle n'aurait pas le temps d'écrire, et qui reposaient en elle comme de grands

brûlés, inaccessibles et muets dans leurs chambres obscures ; ça allait se perdre plus loin, dans cette zone intermédiaire où commençait à s'évanouir le besoin - avec un dernier texte, où elle aurait tout mis de sa vie - de quelque chose qui se serait refermé, bouclé sur soi-même, d'une harmonie finale qui n'était peut-être qu'une invention littéraire ou religieuse ; où

disparaissait la jalousie malheureuse qu'elle aurait pu éprouver à l'égard de ceux à qui - même s'ils étaient, comme les Anciens, humiliés, condamnés à aller de maison en maison - il restait des années pour vivre, écrire et aimer ; où s'effaçait même le regret de cette sorte d'insouciance qu'avec un peu plus de confiance en elle-même elle aurait pu avoir depuis toujours. +

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Jean-Noël Pancrazi
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...cette sensation de perte de vitesse, de flamme perdue, de trajet impossible à refaire, de tant de choses que j'avais laissé tomber en chemin avec cette résignation, ce besoin de retrait, d'effacement, qui s'accentuait avec les années, cette propension à tout laisser glisser, à tout admettre, ce n'était qu'une faiblesse de caractère qui, avec le temps, se donnait une allure de sagesse.