L'ONDE TREMBLE COMME UNE MOIRE
L'onde tremble comme une moire
De ténèbre à travers la nuit,
L'onde profonde, sourde et noire,
Où tout à coup la lune luit.
Du fond des eaux la lune attire
De pâles, longues, frêles fleurs,
Qui montent, s'ouvrent et se mirent
Dans son impalpable splendeur.
Mystérieusement écloses,
Comme un mortel pressentiment,
Dans l'onde et la lune elles posent
Leurs longs et pâles flambeaux blancs.
Il semble, au-delà de la vie,
Et cependant à mon côté,
Que quelque être étrange m'épie,
Invisible dans la clarté.
ELLE S'AVANCE, COMME JE VIENS
Elle s'avance, comme je viens,
A petits pas, dans le silence,
La belle nuit bleue ; regarde-moi bien,
Elle s'avance comme je viens,
Très lasse et lente, et languissante.
Quel ange entend la fleur qui croît,
La branche et l'ombre qu'elle balance,
- Quel ange entend la nuit qui chante ? -
Regarde-moi
bien : elle, c'est moi ;
Je suis la belle nuit qui danse.
Ainsi, très pure et dénouant
Ses voiles de rêve,
Et sa ceinture de diamant,
- Comme vos ailes, vos ailes d'argent,
Comme mes bras en pâle croissant, -
La lune se lève.
Et je l'adore, immobile, un moment,
Perdue en son rêve. [...]
L'HERBE EST MOLLE ET PROFONDE
L'herbe est molle et profonde
Sous les branches qui pendent,
Lourdes de fruits et de fleurs blanches ;
Lourde est la senteur enivrante,
Et douce est l'ombre. On s'y étend ;
Un sourd sommeil coule dans le sang.
Et les branches s'abaissent et se penchent,
Et vous caressent de longs frôlements,
Vous caressent et vous soulèvent
De la terre doucement ;
Et l'arbre vous prend dans ses bras puissants,
L'arbre joyeux et frémissant
Qui resplendit dans la lumière.
Il vous enlace et vous berce dans l'air,
Et l'on est lui, l'on est sa sève,
Sa force féconde, et l'on frémit
En ses naissantes fleurs, et ses fruits,
En ses
milliers de feuilles légères ;
On respire en son souffle, on embaume la terre.
Et l'on s'éveille comme un fruit tombe,
Un fruit lourd et vermeil,
Dans l'herbe profonde,
A travers le soleil.
OH ! DE GRÂCE, FLEUR QUE JE CUEILLE
Oh ! de grâce, fleur que je cueille,
Ce soir, que le long de mes mains
Mon âme en toi ne passe,
Que tout ce que je touche, hélas !
Ne veuille devenir humain,
Déjà je sens, obscurément, tes feuilles
Qui s'allongent, et ta corolle,
Lourde de songe, qui se pose
Comme un beau front sur
mon épaule ;
Déjà je sens ton corps frémissant,
Qui m'aspire et devient vivant...
Ah ! reste hésitante ainsi, incertaine,
Nymphe à mon âme, fleur à mes yeux
Aux confins de la vie humaine.
COMME ELLE CHANTE
Comme elle chante
Dans ma voix,
L'âme longtemps murmurante
Des fontaines et des bois !
Air limpide du paradis,
Avec tes grappes de rubis,
Avec tes gerbes de lumière,
Avec tes roses et tes fruits ;
Quelle merveille en nous à cette
heure !
Des paroles depuis des âges endormies
En des sons, en des fleurs,
Sur mes lèvres enfin prennent vie.
Depuis que mon souffle a dit leur chanson,
Depuis que ma voix les a créées
Quel silence heureux et profond
Naît de leurs âmes allégées !
QU'IL VIENT DOUCEMENT SUR LA TERRE
Qu'il vient doucement sur la terre,
De peur d'attrister ceux qui pleurent
Qu'il vient simplement, mon Bonheur !
L'heure n'est pas venue encore,
Déjà son infini sourire
Est sur mes lèvres ; dans mon coeur,
Déjà repose sa lumière.
Comme il vient à travers la plaine,
Silencieux, dans le
matin ;
Il embaume l'air qui l'amène,
Il foule les fleurs du jardin ;
Il entre avec leur jeune haleine,
Et tout le soleil en est plein.
Mon Bonheur chantant au milieu
Des roses et des lys s'avance ;
Mon âme le cherchait au lieu
De se fleurir pour sa naissance,
Puisque pour l'entendre je n'eus
Qu'à l'écouter dans le
silence,
Pour le voir qu'à baisser les yeux.
QUAND VIENT LE SOIR
Quand vient le soir,
Des cygnes noirs,
Ou des fées sombres,
Sortent des fleurs, des choses, de nous :
Ce sont nos ombres.
Elles avancent : le jour recule.
Elles vont dans le crépuscule,
D'un mouvement glissant et lent,
Elles s'assemblent, elles s'appellent,
Se cherchent sans bruit,
Et toutes
ensemble,
De leurs petites ailes,
Font la grande nuit.
Mais l'Aube dans l'eau
S'éveille et prend son grand flambeau.
Puis elle monte,
En rêve, monte, et peu à peu,
Sur les ondes elle élève
Sa tête blonde,
Et ses yeux bleus.
Aussitôt, en fuite furtive,
Les ombres s'esquivent,
On ne sait où.
Est-ce dans l'eau ? Est-ce sous terre ?
Dans une fleur ? Dans une pierre ?
Est-ce dans nous ?
On ne sait pas. Leurs ailes closes
Enfin reposent.
Et c'est matin.
C’est le premier matin du monde.
[…]
Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j’ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les connaître.
Et Ève s’en alla, docile à son seigneur.
En son bosquet de roses,
Donnant à toutes choses
Une parole, un son de ses lèvres de fleur :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole....
Cependant le jour passe, et vague, comme à l’aube,
Au crépuscule, peu à peu,
L’Éden s’endort et se dérobe
Dans le silence d’un songe bleu.
La voix
s’est tue, mais tout l’écoute encore,
Tout demeure en attente ;
Lorsque avec le lever de l’étoile du soir,
Ève chante.
Très doucement, et comme on prie,
Lents, extasiés, un à un,
Dans le silence, dans les parfums
Des
fleurs assoupies.
Elle évoque les mots divins qu’elle a créés ;
Elle redit du son de sa bouche tremblante :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole...
Elle assemble devant Dieu
Ses premières paroles,
En sa première chanson.
p.17-18-19
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LA FILLE. Qui est là ?
UNE VOIX au dehors. Moi.
LA FILLE. Qui vous ?
LA VOIX. Moi !
LA FILLE. Ça n’est pas un nom, qui êtes-vous ?
LA VOIX. Ah ! mais… Je suis l’homme, vous savez bien.
LA FILLE. Je n’attends personne.
UNE VOIX dans le lit. Ma fille, qu’est-ce que ce bruit ?
LA FILLE. Petite mère, c’est le vent. — Est-ce pour moi que
vous venez ?
LA VOIX. Bien sûr que non, petite, bien sûr que non !
LA MÈRE. Ah ! vraiment, j’entends quelque chose.
LA FILLE. Si vous ne vous nommez pas, je n’ouvrirai pas.
LA VOIX. Mais… mais… c’est pas pour dire. Je suis l’homme avec l’eau.
LA FILLE. L’homme avec l’eau ?
LA VOIX. Ben oui. Voilà !
(Clapotement d’eau qu’on
égoutte.)
Acte I
AH ! COMBIEN D'HEURES BLONDES
Ah ! combien d'heures blondes
Contient la grappe d'or
De ce matin du monde
Où ma lumière dort.
Elles sont éternelles.
Dans mon joyeux été,
La plus brève d'entre elles
Vaut une éternité.
Regarde-moi, je penche
Mon rêve sur tes yeux :
Grappe et pampre, la branche
Se mêle à tes cheveux.
Chante ! et qu'il te souvienne
De ton premier rayon ;
Tu ne me vois qu'à peine,
Mais je brille à ton front.
LA MÈRE. Mais, ma fille, écoute, il y a quelque chose qui frôle, là-dessous.
LA FILLE rapidement. C’est la pluie contre la porte, petite mère.
(On frappe.) Non !
LA MÈRE. Mais non ! petite mère n’est pas sourde, elle entendrait croître les herbes, c’est le bruit de quelque chose qui traîne, ah oui, je sais bien, moi ! C’est la belle Dame du château qui est là,
la belle Dame à cheval : elle est venue ! Ne l’a-telle pas promis ? Oui, oui, sans doute, ma fille, c’est elle, je l’entends bien, c’est elle, ouvre-lui vite.
(On frappe.)
LA FILLE vers la porte. Non !
(Se rapprochant de sa mère dont elle prend les mains.)
Ah ! petite mère, j’ai peur de ceux qui viennent la nuit.
Acte II
PREMIÈRES PAROLES
Qu’il vient doucement sur la terre,
De peur d’attrister ceux qui pleurent
Qu’il vient simplement, mon Bonheur !
L’heure n’est pas venue encore,
Déjà son infini sourire
Est sur mes lèvres ; dans mon cœur,
Déjà repose sa lumière.
Comme il vient à travers la plaine,
Silencieux, dans le
matin ;
Il embaume l’air qui l’amène,
Il foule les fleurs du jardin ;
Il entre avec leur jeune haleine,
Et tout le soleil en est plein.
Mon Bonheur chantant au milieu
Des roses et des lys s’avance ;
Mon âme le cherchait au lieu
De se fleurir pour sa naissance,
Puisque pour l’entendre je n’eus
Qu’à
l’écouter dans le silence,
Pour le voir qu’à baisser les yeux.
p.45-46
Ô ma parole,
Qui troubles à peine un peu,
De tes ailes,
L’air de silence bleu !
Ô parole humaine,
Parole où, pensive, j’entends
Enfin mon âme même,
Et son murmure vivant !
Ô parole née
D’un souffle et d’un rêve,
Et qui t’élèves
De mes lèvres étonnées !
Moi, je t’écoute, un autre te
voit,
D’autres te comprennent à peine ;
Mais tu embaumes mon haleine.
Tu es une rose dans ma voix.
p.20-21
CRÉPUSCULE
Une aube pâle emplit le ciel triste ; le Rêve,
Comme un grand voile d’or, de la terre se lève.
Avec l’âme des roses d’hier,
Lentement montent dans les airs
Comme des ailes étendues,
Comme des pieds nus et très doux,
Qui se séparent de la terre,
Dans le grand silence à genoux.
L’âme
chantante d’Ève expire,
Elle s’éteint dans la clarté ;
Elle retourne en un sourire
À l’univers qu’elle a chanté.
Elle redevient l’âme obscure
Qui rêve, la voix qui murmure,
Le frisson des choses, le souffle flottant
Sur les eaux et sur les plaines,
Parmi les roses, et dans l’haleine
Divine du printemps.
En de vagues accords où se mêlent
Des battements d’ailes,
Des sons d’étoiles,
Des chutes de fleurs,
En l’universelle rumeur
Elle se fond, doucement, et s’achève,
La chanson d’Ève.
p.207-208
Ce rire de lumière
À fleur du silence,
Peut-être est-ce la danse
Ailée des belles heures,
Qui passent en semant
Des roses sur la terre.
Ce frôlement de l’aube
Peut-être est-ce la robe
Blanche d’un séraphin,
La robe d’or et de lin
D’un ange dont les pas
Approchent de la terre,
Mais que l’on
n’aperçoit pas
Perdu dans la lumière.
Mes sœurs des fontaines,
En riant, cette nuit, me chantent leurs peines.
Comme de longues roses blondes
Elles montent, lentement,
Des eaux, en un ruissellement
De lune et d’onde.
Je les écoute. Leur plainte douce
Me pénètre,
Comme la voix d’une eau qui fuit,
Ou pleure peut-être,
Parmi des mousses,
Dans la nuit.
Et leur voix est lointaine,
Leur si frêle voix.
Elles chantent : sœur humaine,
Est-ce que tu nous vois ?
Oui, leur dis-je, ô mes sœurs, et sur elles
J’ouvre ma bouche ardente qui rit
Et mes yeux merveilleux d’être émerveillés d’elles.
Et je ris à leurs paroles.
Elles ne savent pas pleurer,
Mais comme de l’onde leur rire tombe,
Mon rire monte.
p.51-52
LA TENTATION
« Ferme-toi, cercle enchanté,
Ferme-toi, mur de clarté,
Enceinte de brume,
Porte de lune,
Ferme-toi, et garde-la.
Trace à trace, et pas à pas,
Fermons l’espace,
Et que ses anges n’entrent pas. »
Dans votre palais
Je suis enfermée.
Que me voulez-vous, petites fées ?
N’ai-je pour vous, près des fontaines,
Cueilli la verveine et le serpolet ?
« Nous avons froid. »
Voici mon souffle, voici mes doigts.
Êtes-vous réchauffées ?
Et que demandez-vous encore ?
« Ton âme,
Cette petite flamme d’or. »
La voici ; je vous la donne,
Et prenez mon cœur aussi.
« Nous avions froid, tu nous as réchauffées,
Nous avions faim, tu nous as rassasiées,
Et tu nous as donné ton âme.
Veux-tu, en échange,
Des robes couleur de l’arc-en-ciel,
Comme des ailes, des robes tissues
D’azur et de lune ? »
Non, je veux rester nue,
Comme les fleurs, et comme les anges.
« Nous te
donnerons, si tu veux,
Les trésors futurs cachés sous la terre,
En des grottes obscures :
Ce sont les pierres.
Il en brille dans nos cheveux,
Comme des phalènes
D’azur et de feu. »
Non, je dédaigne les choses souterraines.
« Veux-tu des yeux qui soient comme l’aube
Dans l’obscurité ? »
Non, je
cherche ce qui se dérobe
Dans la clarté.
« Veux-tu que nous te changions
En un oiseau, un papillon,
En une flamme,
En une fleur, en un rayon ? »
Donnez à mon Âme
D’être libre comme vous,
Comme les airs, comme le feu,
Qui souffle où il veut,
Et n’obéit pas même à Dieu.
« Qu’il soit
accompli le vœu ingénu,
Le vœu adorable !
Fille humaine, sois libre,
Même de Dieu.
Dans l’invisible,
Nos chants et nos danses vont te suivre.
Trace à trace, et pas à pas,
Nous serons dans l’espace
Où tu seras.
Ouvre-toi, porte de lune.
Enceinte de brume,
Cercle enchanté,
Car voici que
renaît l’odieuse lumière,
Que déjà sur la terre
Le coq a chanté. »
pp.99-103
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C'est le premier matin du monde
C'est le premier matin du monde.
Comme une fleur confuse exhalée de la nuit,
Au souffle nouveau qui se lève des ondes,
Un jardin bleu s'épanouit.
Tout s'y confond encore et tout s'y mêle,
Frissons de feuilles, chants d'oiseaux,
Glissements d'ailes,
Sources qui sourdent, voix des airs, voix des eaux,
Murmure immense,
Et qui pourtant est du silence.
Ouvrant à la clarté ses doux et vagues yeux,
La jeune et divine Ève
S'est éveillée de Dieu.
Et le monde à ses pieds s'étend comme un beau rêve.
Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j'ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les
connaître.
De mon mystérieux voyage
Je ne t'ai gardé qu'une image,
Et qu'une chanson, les voici :
Je ne t'apporte pas de roses,
Car je n'ai pas touché aux choses,
Elles aiment à vivre aussi.
Mais pour toi, de mes yeux ardents,
J'ai regardé dans l'air et l'onde,
Dans le feu clair et dans le vent,
Dans toutes les splendeurs du monde,
Afin
d'apprendre à mieux te voir
Dans toutes les ombres du soir.
Afin d'apprendre à mieux t'entendre
J'ai mis l'oreille à tous les sons,
Ecouté toutes les chansons,
Tous les murmures, et la danse
De la clarté dans le silence.
Afin d'apprendre comme on touche
Ton sein qui frissonne ou ta bouche,
Comme en un rêve, j'ai posé
Sur l'eau qui brille, et la lumière,
Ma main légère, et mon baiser.