Grand monde
Non, mon cœur n’est pas plus grand que le monde.
Il est bien plus petit.
En lui pas même ne tiennent mes douleurs.
C’est pourquoi j’aime tant à me raconter.
C’est pourquoi je me déshabille,
c’est pourquoi je me crie,
c’est pourquoi je fréquente les journaux, je m’expose crûment dans les librairies
j’ai
besoin de tous.
[…]
Jadis j’ai entendu les anges,
les sonates, les poèmes, les confessions pathétiques.
Jamais je n’ai entendu voix humaine.
En vérité je suis fort pauvre.
Jadis j’ai voyagé
en des pays imaginaires, faciles à habiter,
des îles sans problèmes, épuisantes pourtant et conviant au suicide.
Mes amis
sont partis pour les îles.
Les îles perdent l’homme.
Quelques uns pourtant en ont réchappé et
ont rapporté la nouvelle
que le monde, le grand monde grandit de jour en jour,
entre le feu et l’amour.
Alors mon cœur aussi peut grandir.
Entre l’amour et le feu,
entre la vie et le feu,
mon cœur grandit de dix mètres et
explose.
– Ô vie future ! nous te créerons.
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AIMER
Que peut une créature sinon,
entre créatures, aimer?
aimer et oublier,
aimer et malaimer,
aimer, désaimer, aimer?
aimer, et le regard fixe même, aimer?
Que peut, demandé-je, l’être amoureux,
tout seul, en rotation universelle, sinon
tourner aussi, et aimer?
aimer ce que la mer apporte à la plage,
ce
qu’elle ensevelit, et ce qui, dans la brise marine,
est sel, ou besoin d’amour, ou simple tourment?
Aimer solennellement les palmiers du désert,
ce qui est abandon ou attente adoratrice,
et aimer l’inhospitalier, l’âpre,
un vase sans fleur, un parterre de fer,
et la poitrine inerte, et la rue vue en rêve, et un oiseau de proie.
Tel
est notre destin : amour sans compter,
distribué parmi les choses perfides ou nulles,
donation illimitée à une complète ingratitude,
et dans la conque vide de l’amour la quête apeurée,
patiente, de plus en plus d’amour.
Aimer notre manque même d’amour, et dans notre sécheresse
aimer l’eau implicite, et le baiser tacite, et la soif infinie.
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Pendant longtemps j’ai cru que l’absence est manque.
Et je déplorais, ignorant, ce manque.
Aujourd’hui je ne le déplore plus.
Il n’y a pas de manque dans l’absence.
L’absence est une présence en moi.
Et je la sens, blanche, si bien prise, blottie dans mes bras,
que je ris et danse et invente des exclamations joyeuses,
parce que l’absence,
cette absence incorporée,
personne ne peut plus me la dérober.
ALIMENT
Assis au banquet des Muses, mon couvert
fut très frugal, inapaisée fut ma faim.
C'était une ration pour oiseau, cuiller
presque vide… Pourtant surgissait sans fin
une autre table, blanche, qui tout offrait
dans un sourire aimablement au palais.
Souper de solitude et de vent… Muet,
propriétaire de l'air, je dévorais.
p.318
K
C'est une lettre qui cherche
la chaleur de l'alphabet.
C'est une lettre perdue
dans la pâleur de l'auberge.
Constante mathématique
dans la toile des variables,
une lettre s'évertue
à s'ériger en parole
qui jamais ne se façonne
ou s'oublie à la lecture
dans le cabinet obscur,
charbon extrait en plein jour.
Le point vient après la lettre
suivant son itinéraire.
Chien, esclave, moins que rien
pour assistant de recherche,
voué à se consumer
face à des constellations
de symboles plurivoques,
dupant lui-même son maître
en paraissant disputer
de la clé de ce mystère :
ce qui, dans l'oiseau, est vol.
K
Pourtant
l'alphabet existe
en dehors de toute lettre,
en soi, pour soi, dans la grâce
d'exister, dans la misère
de n'être pas déchiffré,
quand bien même il est aimé.
Subitement le vocable
enflamme du sud au nord
l'espace neutre, et en lui
ne figure pas la lettre.
La lettre inappelée qui
exprime tout, et n'est rien.
p.184-185
L’amour et son temps
L’amour est privilège de gens murs
étendus sur le plus étroit des lits,
qui se change en couche ample et verdoyante
frôlant le ciel du corps e chaque pore.
C’est cela, l’amour : le gain non prévu,
la prime souterraine et coruscante,
lecture d’un éclair énigmatique,
décodage après quoi plus rien
n’existe
valant la peine et le prix du terrestre
fors la minute dorée de la montre
minuscule vibrant au crépuscule.
L’amour est ce qui s’apprend en limite,
une fois achevé tout le savoir
hérité, reçu. L’amour tard commence.
Estou na cidade grande e sou um homem na engrenagem. Tenho pressa. Vou morrer.
Je suis dans la grande ville, je suis un homme dans l'engrenage. Je suis pressé. Je vais mourir.
TEMPS AU SOLEIL
Assis sur leur seuil prennent le soleil
de vieux commerçants sans clients.
C'est un soleil fait pour eux : mitigé,
peu empressé de brûler. Le soleil des vieux.
Il n'entre plus personne dans la boutique obscure
ou si l'on y entre, on n'y achète rien. Tout est cher
ou bien les marchandises ont oublié
de se montrer. Les
vieux commerçants
ne veulent-ils plus les vendre ? Une araignée
commence à tisser sur la pendule
murale. Et cette poussière sacrée sur les rayons.
Le soleil vient leur rendre visite. Le chapeau
sur la tête ils le reçoivent. S'il surgit
un acheteur inhabituel, quelle corvée.
Devoir se lever, prendre le mètre,
les ciseaux, déballer la
pièce de toile,
répondre, informer, faire l'article.
Assis sur leur seuil, simples statues,
en savates et la barbe non rasée,
leur blanche tête ils remuent lentement
quand passe une connaissance. Qu'il ne s'arrête pas
pour parler des choses du temps. Le temps
est une chaise au soleil, et rien de plus.
p.258-259
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L’an passé
L’an passé n’a pas passé,
il continue incessamment.
En vain je fixe de nouveaux rendez-vous.
Tous sont rendez-vous passés.
Les rues, toujours de l’an passé,
et les gens, les mêmes aussi,
avec les mêmes gestes et les mêmes paroles.
Le ciel a exactement
les couleurs connues de l’aurore,
du
plein soleil, de la dérive du jour
comme au plus répété de l’an passé.
Bien qu’enterrés, les morts de l’an passé
on les enterre tous les jours.
J’écoute les peurs, je compte les libellules,
je mâche le pain de l’an passé.
Et il en sera toujours ainsi désormais.
Je ne parviens pas à évacuer
l’an passé.
CONGRÈS INTERNATIONAL DE LA PEUR
Provisoirement nous ne chanterons plus l’amour,
il s’est réfugié plus bas que les souterrains.
Nous chanterons la peur qui stérilise les étreintes,
nous ne chanterons plus la haine car elle n’existe pas,
il n’existe que la peur, notre mère et notre compagne,
la grande peur du sertão, des déserts, des
océans,
la peur des soldats, la peur des mères, la peur des églises,
nous chanterons la peur des dictateurs, la peur des démocrates,
nous chanterons la peur de la mort et la peur d’après la mort,
puis nous mourrons de peur
et sur nos tombes surgiront des fleurs jaunes apeurées.
PORTRAIT D'UNE VILLE
II
Voici qu'une frénésie gagne ce peuple
griffe l'asphalte de l'avenue, heurte l'air,
Rio prend forme de sambista.
C'est carnaval pur, douce folie,
retentissant dans le chant de mille bouches,
dix mille, trente mille, cent mille bouches,
dans un rituel d'abandon à un dieu ami,
dieu rapide qui passe et laisse
un sillage de musique dans l'espace
pour le reste de l'année
Et l'élan de la ville ne s'épuise pas
dans la fête colorée. Une autre fête se répand
à travers tout le corps ardent des faubourgs
jusqu'au marbre et au verre fumé
des immeubles bourgeois sophistiqués :
une passion :
le ballon
le dribble
le shoot
le but
dans le stade-temple qui célèbre
les fébriles offices annuels
du Championnat
Le Christ, une statue ? Une présence,
du haut, non pas des astres,
mais du Corcovado, bien plus proche
de l'humaine contingence,
préside au vivre général, sans grand effort,
car par la loi carioca
(ou destin carioca, peu importe)
il faut mélanger
tristesse, amour et musique,
travail, blague, loterie,
dans le même coquillage du moment
qu'il est indispensable d'avaler jusqu'à sa dernière
goutte de miel et de nerfs, pleinement.
La sensualité voletant
par des chemins ombreux et au plein jour
des collines et des baies,
dans l'air tropical infuse l'essence
des rondes voluptés
partagées.
Tout autour de la femme
un système de gestes et de voix
va se tramant. Et va se définissant
l'âme de Rio : voir la femme en tout.
Dans le contour des jardins, dans la taille svelte
du palmier, dans la tour circulaire,
dans le profil du morne et l'écoulement de l'eau
femme femme femme femme femme.
p.348-349
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DISCOURS DE PRINTEMPS
Discurso de Primavera e Algumas Sombras 1977
LA MUSIQUE DE LA TERRE
Souffrance habite en nous, le clavier l'ignore.
La vie, une gavotte ? Est-ce pure danse,
que l'amour ? Et le menuet de Lully
contient-il la difficulté d'exister ?
Dans le chaos, angélique quintessence,
plane le grâce de Mozart sur
l'abîme,
sans y pénétrer, c'est l'oiseau de la nue.
Le temps est d'autre métal, qui nous consume.
Il est urgent de rompre le goût, la norme
limpide et les éclats sanglants du moment,
passer à la noblesse de la sonate.
Extirper du piano le son dramatique.
Et susciter le dialogue pathétique
entre piano et violon, comme on entend
dans la pénombre de l'âme, et à deux voix,
une rumeur de passion s'entretissant.
Mais la musique quitte sa pureté.
Les séraphins et les elfes se séparent.
La terre est foyer des hommes , non des mythes.
Il convient de démasquer notre destin.
Incessamment tâtonnant, dans le conflit
corps à corps entre l'être et la contingence,
la nouvelle musique, ointe de tristesse
mais irradiant la force, entre dans le monde.
Lutte de l'homme dans l'aire désolée
de sa solitude ; lutte sur la scène
frémissant de contrastes, quand il perçoit
que peu à peu se referment les espaces
de la perception, et que tout se limite
à la captation interne de signaux
silencieux,
impalpables, invisibles,
mais jamais aussi vifs que s'ils sont captés.
Tandis que la souffrance augmente et qu'autour
l'amour lui refuse ses baumes terrestres,
se perfectionne la fabrique sonore
qui éternise la vie brève par l'art.
Es muss sein ! Il faut ! Au cœur de l'amertume,
dans la déconvenue du corps, sublimée,
la chanson de
l'héroïsme et de la joie
rédime notre misérable passage.
Alors la symphonie entrouvre ses paumes
immenses, pour contenir tout le troupeau
de frères perplexes, de tourmentés qui
sont en quête de direction et de sens
pour le bonheur de tous. L'homme se révèle
dans le torrent de la mélodie, supplante
son naître obscur, son
incertaine vision
de l'au-delà, mêlée de mort et de peur.
Ô Beethoven, tu nous as montré l'aurore.
p.350-351-352
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LE JOUR JAILLIT DE L'EAU
La fontaine de l'Aurore
fait naître le soleil.
L'eau est toute or
de ce mot blond.
La fontaine de l'Aurore,
dans l'iridescence tremblante,
bien plus qu'un trésor
est un prisme sonore,
carillon étouffé
dans le tliz cliz de l'écume,
choc aérien
subit
sur la pierre lisse
froid
jaillissement,
elle tisse musicalement
la dorée nivéenne rose
parure du jour liquide.
Laisse couler l'aurore
elle est si pauvre
fontaine pour le peuple.
p.257-258