Alexandre Vialatte
Alexandre Vialatte

L’enfance de l’homme, sans la Bibliothèque rose, ne serait qu’une aventure ratée.
L’homme n’a-t-il pas besoin de monstres et de loups ? Qu’est-ce de l’enfant? Nul ne connaît comme lui le plaisir d’avoir peur. Il a besoin du loup ; pis, de l’ombre du loup. Il lui faut des nains et des ogres ; des anges, du crime, et de la justice ; des diables et des loups garous.

Comment, sans cet apprentissage, les reconnaîtrait-il dans la vie ? Il en a des frissons de plaisir. Il lui faut le vrai sous une forme très simple. Les contes le nourrissent de schémas ; plus tard il aura Mme Mac Miche, plus tard M. Pickwick, et enfin l’homme lui-même, la forme la plus drôle et la plus compliquée de toute la faune dont l’embryon est dans les contes.
Comment

décrypterait-t-il l’homme, sans l’apprentissage progressif qui le fait passer par Perrault, puis par la comtesse de Ségur, par Dickens, par Shakespeare et par Alphonse Allais ?
Le conte d’enfants, c’est la vie décryptée. La comtesse de Ségur est une étape.

Il y a un âge qui exige Gribouille et le Général Dourakine. Il y a un âge où l’on a besoin qu’un

général russe corpulent, avec du poil dans les oreilles et des favoris en broussaille, mange un poulet avec ses doigts dans une berline, pour s’ouvrir l’appétit avant le repas de midi. Où il faut des zouaves rassurants, des jardiniers zélés et des petites filles modèles (en pantalons bouffants qui descendent jusqu’aux pieds. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie   

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Alexandre Vialatte
Alexandre Vialatte

- A ce moment là, disait Frédéric, il m'a semblé que tout marchait dans l'univers par le moyen de déclics soudains, par une espèce de jeu de balance, de compensations affolantes, et qu'on peut tout, jusqu'au moment où, sans aucun avertissement, il est trop tard. Il faut trouver le mot, la clé ; je ne m'étais pas assez hâté.(...)
Jamais rien ne nous vient comme nous l'attendions,

mais tout nous vient de ce que nous attendions "vraiment". Toutes les fois que nous n'allons pas au bout de nous-mêmes, un système de compensations crée du malheur autour de nous.
Je ne sais pas si je répète bien ce que m'expliqua ainsi Frédéric par la suite. Mais quand je retourne ses phrases, il me semble, à travers les arguments logiques, discerner, comme on voit un sou au fond

d'un puits, cette idée folle qu'on peut forcer le miracle à force de le désirer. Qu'on arrive à forcer le miracle à condition de le payer assez cher ; que le destin peut nous ouvrir toutes les portes au prix d'un péage sanglant.(...)
Quoi qu'il en fût, le caporal Crégut était couché dans la fougère. Ange et Briffoul le regardaient. Et le grand soldat roux - je crois qu'il

s'appelait Vergnaud - avait mis un genou par terre et se penchait profondément sur le caporal, en s'appuyant des deux mains sur son arme. Je fus surpris, touchant le canon par hasard, de sentir qu'il était tout chaud.

Nous regardions la vallée violette et les ombres qui s'avançaient. Un château entouré d'herbage et d'eau vive ; une ville poussait au loin, blanche et fine comme

une fumée, longue, à peine indiquée sur le bleu pâle du ciel. C'était peut-être Saugues-les-Bois. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          224

Alexandre Vialatte
Alexandre Vialatte

Si les histoires ont du succès cela tient sans doute en grande partie à ce prestige mystérieux des « autres ».
Nous imaginons que dans leurs Iles, « les autres » devaient mener une vie étonnante. Nous ne songions pas un instant que nous sommes les « autres » des autres, que nous pouvons par là tout savoir de leur vie et qu'ils ne voient pas plus la leur que nous

n'apercevions la nôtre. Le romanesque est une optique de spectateur.
Le merveilleux commence à notre voisin, l'exotisme est à notre porte. Tout le romanesque tient dans un mur mitoyen : c'est une défense de franchir, c'est un défi et une barrière, c'est un mica qui laisse voir, mais s'interpose. L'amour est une façon de traverser le mica ; ou bien plutôt de se figurer qu'on le

traverse, et parce que c'est une illusion, mais violente et hallucinante, il s'accompagne de folies, si pondéré qu'il puisse paraître. […]
Je sais bien aujourd'hui que les pommes du voisin ne sont pas meilleures que celles du verger familial, et cependant toute notre vie est réglée sur cette illusion. Nous ne croyons qu'aux fruits de la négresse (Folio 1978 : p. 443, 444). +

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Alexandre Vialatte
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On n'imagine pas le mal que l'éléphant donna à Noé. Surtout pour calculer la gîte.

Alexandre Vialatte
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Depuis elle, j'ai vu bien des choses ; j'ai vu... mais qui d'entre les hommes finirait de dire ce qu'il a vu ? J'ai été torturé, comme les autres sans doute, par l'arbitraire beauté de cette terre insolite, l'énigme de ses fascinations, au point de prendre rendez-vous avec des murs de brique ou des gares de villages, le jour jaune d'une lucarne, une affiche décollée, mille merveilles de

l'insignifiance. Je l'ai aimée de mes yeux et de mes pieds, de ma sueur et de mes songes. Elle m'a tourmenté parfois péniblement, elle m'a fait faire de longs voyages...

Alexandre Vialatte
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On voit les pensées de l'homme chauve.

(Proverbes)

Alexandre Vialatte
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Chronique d'Alexandre Vialatte numéro 573 du 2 avril 1964.



" Joies et misères du polygame. "



" L'homme aspire à avoir un grand nombre de femmes. Elles lui facilitent l'existence. L'une tient l'échelle, l'autre lui passe les clous, la troisième le marteau, les tenailles, et la quatrième le tableau. La cinquième tient le mercurochrome et

les pansements tout prêts pour l'écrasement du pouce. L'homme peut ainsi orner en trois minutes le salon où il ne va jamais, d'un hareng saur sur une assiette, d'un clair de lune breton où du Remords poursuivant le Crime. Le hareng saur est plus gastronomique, le clair de lune plus flatteur, le Remords plus moral. De toute façon, ce sont de très belles peintures. Aussi chacun voudrait-il

être polygame. L'homme d'aujourd'hui aime à gagner du temps.

Mais, à l'usage, il s'aperçoit qu'il en perd beaucoup avec seulement, disons douze femmes. Le polygame rêve de célibat. Sa vie se passe à être entravé par les nécessités de chacune de ses épouses. Quand il a fini avec l'une, c'est l'autre qui veut ci ou ça. L'homme sans femme est pareil à un homme sans

bretelles, il n'a aucune aide extérieure, il doit courir en retenant son pantalon à pleine poignée. Mais l'homme couvert de femmes est un homme entravé, il court en perdant ses chaussures, il passe sa vie à renouer ses lacets. On voit par là combien le sort de l'homme est pénible il faut qu'il coure ou sans bretelles ou sans souliers.

Brigham Young, qui avait vingt-sept femmes,

ne savait plus où les loger. Il les dispersa au-dehors, dans des habitations diverses. Mais sa vie ne fut plus que marche à pied. Il ne trouvait plus le temps de fumer un cigare, il écourtait ses comptes, il voulait faire trop vite, il se trompait dans ses additions. Il chercha à tayloriser. Par exemple avec les costumes. Il établit une espèce d'uniforme, inspiré de modèles militaires.

Coquet d'ailleurs. Pour l’imposer à ses épouses. Un haut képi, un pantalon bouffant et une jupette. Ainsi vêtue, on avait l'air d'une cantinière des zouaves. Plus une longue veste en antilope. De forme vague. Qui faisait trappeur. Les femmes de M. Young auraient ressemblé là-dedans à des zouaves du pôle Nord. Elles n’en voulurent jamais. Il les menait au bal. On lui avait fait un prix

: cinq dollars pour sa première femme, deux pour les autres. Il leur interdisait la valse et la polka, qui sont de la dernière indécence, il permettait seulement le quadrille et le cotillon. Au début de la première danse, il prononçait une courte prière ; pour sanctifier cette récréation.

C'est assez dire qu'il était mormon. C'était même lui qui avait succédé à M. Smith

à la tête de l'Église des saints du dernier jour. L'ange Moroni était apparu à M. Smith, en jupe flottante, en 1823, pendant que M. Smith faisait la sieste. Et l'ange avait révélé à M. Smith, qui s'était contenté jusqu'à cette grande minute d'être un modeste agriculteur, ivrogne, violent et paillard, un peu malhonnête sur les bords, qu'il trouverait l'enseignement du Verbe sous un

rocher de l'État de New York. Consigné sur des tablettes d'or en caractères égyptiens. Deux cailloux transparents, l'Urini et le Thummin, qui procuraient le don de double vue, lui permettraient de traduire aisément cet égyptien en anglais classique. M. Smith s'enferma aussitôt dans un ranch en compagnie d'un commerçant fort avisé du voisinage, pour traduire la parole de Dieu. On ne vit

jamais les tablettes d'or: il les « cachait dans un baril de haricots pour les soustraire aux convoitises ». Ce fut du moins ce qu'il expliqua. Et il tira de la parole de Dieu un opuscule de 116 pages qui ordonnaient à l'homme de prendre plusieurs femmes et distillaient un mortel ennui.

L'idée eut un immense succès. On arriva de tous les coins du monde. En char à bœufs et en

voiture à bras. Bientôt il n'y eut plus assez de bois pour suffire à tant de véhicules. Les saints venaient de Liverpool en brouette de bois vert ; à jante de cuir. L'hiver les surprenait en route, aux derniers deux mille kilomètres. Les Indiens les tuaient, la neige les gelait, les vaches s'échappaient, les essieux cassaient, les jantes lâchaient les roues des brouettes, les loups

mangeaient les survivants, les patriarches épousaient ce qui restait. La police était faite par les « anges destructeurs », au revolver et au couteau de chasse.

Ann Eliza, la vingt-septième femme de Brigham Young, réussit quand même à s'échapper. Barnum lui offrit cinquante millions pour se montrer dans son cirque entre le nain Tom Pouce et Mme Feejee, la femme-poisson. Elle

raconta le costume de zouave, qui horrifia toutes les élégantes, et la ladrerie de Brigham Young qui ne lui avait fait manger que de la viande en conserve (il mourut en laissant des milliards d'anciens francs). Tout le monde pleurait. Boston demanda à la rescapée trois semaines de conférences qu'on lui paierait cent mille dollars. Le président Grant vint lui serrer la main, et une loi, la

loi Edmunds, abolit la polygamie.

Les saints, depuis ce jour, n'ont plus qu'une femme, mais leur président continue à ne prendre ses ordres que de Dieu. Directement. Ils donnent un dixième de leurs salaires à leur Église. « Elle possède la plupart des terrains de Salt Lake City, trois banques de classe internationale, des hôtels, des raffineries, des stations de radio, la

majeure partie du commerce de l'Utah et une part imposante des actions de l'Union Pacifique. » Mais son budget est si secret que le fisc ne connaît pas lui-même l'énorme fortune des mormons.

Tout cela parce qu'un ivrogne a eu un jour l'idée de conseiller la polygamie par ordre exprès du Tout-puissant, en expliquant qu'il traduisait l'hébreu et les caractères égyptiens au moyen

de deux pierres transparentes et cachait la parole de Dieu dans son baril de haricots pour que personne ne vienne la lui voler.

Qui oserait raconter cette histoire si elle n'était pas arrivée ? C'est d'une fantaisie d’éthylique que sont sortis tant d’austérité, de noirs destins, de milliards, de mysticisme, de puissance et de messieurs sérieux assis sur de gros coffres-forts,

qui lisent la Bible et s’alimentent de salade cuite. Si vous voulez en savoir plus, lisez le livre d’Irwing Wallace, la 27ième épouse du mormon. Vous aurez peut-être envie de construire comme lui un temple en forme de champignon qui tient sur deux colonnes : Patriotisme et Paiement des impôts.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand." + Lire la suiteCommenter

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Alexandre Vialatte
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C’était pour nous, après le goûter, une heure fiévreuse et nostalgique, pleine de frissons, d’ardeurs mélancoliques et d’on ne sait quel espoir déçu qu’il m’arrive de retrouver encore quand un train passe à l’horizon.
Nous attendions le passage de l’express.
Il arrivait comme un bolide, de très loin, brusquement, d’un tournant de l’espace comme pour nous

écraser soudain avec des flammes, dans un cyclone, puis s’éloignait, rapetissait, assourdissait son tonnerre inégal qui était devenu soudain métallique sur le pont et qui finissait dans l’espace comme la dernière vibration d’une corde de violon.
L’émoi, la peur, la fièvre, le désir et l’extase, puis le regret accompagnaient son bref passage dans nos oreilles, prolongeaient

le roulement estompé de nos cœurs.
- Sauges-les-Bois, Sauges-les-Bois, criait Frédéric dans sa fièvre, comme pour attraper brusquement quelque chose qui s’en allait à tout jamais.
Ce n’était que la première station. Mais elle nous paraissait lointaine et merveilleuse comme le but même de l’express, comme ces noms qu’on trouve dans les livres, sur les cartes, et qui

font rêver : Ampasimbé-la-Sablonneuse, ou Orkozoum…
Sauges-les Bois, patrie du bonheur… + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          176

Alexandre Vialatte
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L'ours est fidèle, monogame..... et bisannuel dans ses devoirs conjugaux.

Alexandre Vialatte
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Les maîtres, les maîtres imprudents qui apprennent à lire à leurs élèves, ne savent pas le tort qu'ils se font.

Alexandre Vialatte
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Il y a toujours en moi des trains prêts à partir pour le vieux pays de mes songes et la maison du grand tourment. Ils ont des rideaux bleus où filtre parfois une raie d'or.
Ce vieux pays de mon tourment est en moi et au fond de moi comme un souvenir, enfoui au fond des tourbières ; et l'on entend parfois monter le son des cloches englouties. Il est en moi, au bout de moi, comme une

promesse, comme une voile à l'horizon. Il est en moi, au bord de moi, sur le quai de mon âme, comme un vertige, comme un coup de sifflet de chef de gare qui fait partir tous les trains à la fois.

La maison qui me tourmente est bien une maison de pierre, une pierre jaunâtre, mauve et grise, couleur croûte de fromage. Les gens qui veulent tout expliquer sont trop savants et leur

science les gêne pour comprendre. Je sais aussi que je suis chez moi dans la maison ; je m'y retrouve, je m'y guide ; je me rappelle mais seulement quand je vois les choses. C'est une espèce de patrie personnelle. Il paraît que chacun a la sienne mais ne la connaît pas toujours. Il y a des gens qui vivent sans eux-mêmes. Et les mieux partagés, dit-on, passent parfois toute leur vie à la

chercher...

Mon Dieu ! Mon Dieu ! où est la vie ? Elle vient rôder aux portes. Il ne faut pas l'attendre ainsi. Il faut se jeter au devant d'elle, il faut se jeter éperdument au devant d'elle. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          172

Alexandre Vialatte
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Je ne saurais terminer sans des conseils utiles : faites ramoner dès maintenant vos cheminées et réclamez une fiche de contrôle ; soyez vertueux et sensible ; ouvrez toujours les boîtes d’asperges "par le fond" ; si votre chat n’aime pas le mou, donnez –lui du caviar ; ne mentez qu’avec précision ; si vous engraissez de la ceinture, renversez la tête en arrière, vous

rétablirez l’équilibre. Relisez Le Fond et la forme, votre fond en aura plus de forme, votre forme en aura plus de fond. Ne battez pas votre femme avec une barre de fer ; vous seriez puni par les juges d’Angleterre, car c’est un geste de goujat ; usez plutôt d’une canne flexible et résistante, vous serez approuvé par la Bible et par les proverbes arabes.

Alexandre Vialatte
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Homard

Le homard est un animal paisible qui devient d’un beau rouge à la cuisson. Il demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante. Il l’exige même, d’après les livres de cuisine. La vérité est plus nuancée. Elle ressort parfaitement du charmant épisode qu’avait rimé l’un de nos confrères et qui montrait les démêlés d’un homard au soir de sa vie avec

une Américaine hésitante :

Une Américaine
Était incertaine
Quant à la façon de cuire un homard.
- Si nous remettions la chose à plus tard ?…
Disait le homard
A l’Américaine.

On voit par là que le homard n’aspire à la cuisson que comme le chrétien au Ciel. Le chrétien désire le Ciel, mais le plus tard possible. Ce récit fait

ressortir aussi la présence d’esprit du homard. Elle s’y montre à son avantage. Précisons de plus que le homard n’aboie pas et qu’il a l’expérience des abîmes de la mer, ce qui le rend très supérieur au chien, et décidait Nerval à le promener en laisse, plutôt qu’un caniche ou un bouledogue, dans les jardins du Palais-Royal. Enfin, le homard est gaucher. Sa pince gauche est

bien plus développée que sa pince droite. A moins, toutefois, qu’il n’ait l’esprit de contradiction, et, dans ce cas, sa pince droite est de beaucoup la plus forte. De toute façon, il n’est pas ambidextre. Ou plutôt il l’est en naissant. Mais il passe sa vie misérable à se coincer les pinces dans toutes sortes de pièges. Si bien qu’il les perd constamment. Tantôt c’est

l’une, tantôt c’est l’autre. Comme elles repoussent, au contraire des bras de l’homme (le bras de l’homme ne repousse jamais), la dernière en date est plus petite, si bien que le homard ressemble au célèbre empereur Guillaume II, qui avait un bras bien plus petit que l’autre. Il ne put jamais se servir également des deux mains.

Alexandre Vialatte

Et c’est

ainsi qu’Allah est grand + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          160

Alexandre Vialatte
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Tout m’a paru si solitaire, si petit, si prétentieusement inutile que je me suis senti le cœur serré. Est-ce l’optique du souvenir ?

Alexandre Vialatte
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La confiture n’est bonne que s’il faut monter sur une chaise pour attraper le pot dans le placard.

Alexandre Vialatte
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Il y a des destinées de grand luxe et des destinées de tous les jours. C'est une source de méprise. Il y en a même peut-être bien plusieurs par homme, qui se battent entre elles ou qui font bon ménage. Nous sommes tellement habitués à les voir en petite tenue que nous hésitons à les reconnaître quand elles viennent à nous en robe d'apparat. Quand elles changent de costume nous croyons

qu'elles se trompent d'adresse ; nous ne pensons pas qu'elles viennent pour nous. Nous nous engageons avec elles dans des malentendus dont elles se vengent un jour.

Alexandre Vialatte
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On ne devrait pas parler de Kafka ! Il y a vingt ans que je le traduis, que je me suis fait son prophète et son cheval, sa nourrice et son homme de peine…, et son lierre...et sa mauvaise herbe…
Il y a vingt ans que je ne veux pas le connaitre.
Quand une poule pond des œufs d'or (je parle d'un métal métaphorique, bien entendu !), on ne va pas lui ouvrir le ventre ! C'est un

secret. On le préserve ! On le cultive ! On en parle qu'en vers latins !


"Le scandale de la bonne volonté". (1947).

Alexandre Vialatte
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Le lendemain on l'envoya, encore hébétée et ravie, grise du foin et du cassis, de mélodies, de poissons rouges, de colle et de papier-moleskine, faire la connaissance de Mlle Vignols qui serait sa maîtresse à l'automne. Cette demoiselle lui prêta douze crayons polychromes et octogonaux dans un étui de carton marbré. C'étaient les crayons de Léonard. Il fallait en prendre grand soin.

Elle lui montra, pliée dans un papier mousseline, une boucle de cheveux blonds qui avaient été également ceux de Léonard, au temps de sa première communion. C'était un petit balai de crins jaunes, ternis par de longues macérations dans la commode, et qui sentaient la naphtaline. Frédérique n'osa pas dire qu'elle les trouvait si amusants. Elle vit aussi la balle allemande qui avait

perforé le poumon de Léonard, et sa citations aux armées.

Alexandre Vialatte
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Il songea à elles tout d'un coup, quand elles apprendraient cette nouvelle, et il pensa que, fidèle jusqu'au bout, il leur laisserait un souvenir infamant. Il y eut deux larmes qui giclèrent en décrivant une parabole et qui rebondirent dans l'assiette de métal.
Il fut stupéfait, elles roulaient dans l'assiette. Sans crever. C'était un spectacle qui procurait la même surprise qu'une

expérience de physique réussie. On en aurait fait un croquis pour le chapitre de la "tension superficielle". Il inclina l'assiette, fit rouler les deux larmes, les réunit et observa leur petite membrane qui crevait au point de tangence. Ensuite il secoua l'assiette. Il restait étonné du côté mécanique de la physiologie humaine.(...)
Le soleil avait dû baisser légèrement, car la

lucarne, maintenant, découpait sur le sol un rectangle plus long, une flaque dorée quadrillée de noir par les barreaux.

Alexandre Vialatte
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Il avait une âme hypertrophique et encombrante avec laquelle Dieu l'avait chargé de se débrouiller dans la vie comme il pourrait ; il la traînait comme un sac de fantassin sur la fin d'une marche, d'un pas lourd et résigné, en serrant les dents, le souffle court ; il s'imaginait pouvoir arriver à la cacher ; s'il pensait qu'on risquait de la voir, il mettait la main devant et se

félicitait de sa ruse (Gallimard 1982 : p. 52).