Jacques Derrida
Jacques Derrida

La première écriture est donc une image peinte [...] Cette écriture naturelle est donc la seule écriture universelle.

Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling

L'Art est pour le philosophe la chose suprême : il lui ouvre pour ainsi dire le Saint des Saints, où brûlent en une seule flamme, éternellement et originellement réunis, ce qui est séparé dans la Nature et dans l'Histoire, et ce qui, dans la vie et l'action comme dans la pensée, doit se fuir éternellement... Ce que nous appelons Nature est un poème enfermé dans une merveilleuse

écriture secrète. L'énigme pourrait pourtant se dévoiler si nous y reconnaissions l'odyssée de l'esprit qui, sous un leurre magique, se cherchant lui-même, se fuit lui-même.

François Mauriac
François Mauriac

Sa vie ressemblait à une page blanche sur laquelle un maitre inconnu aurait écrit en travers, d'une écriture irritée: Néant.

Frank Andriat
Frank Andriat

Le métier de libraire est souvent ingrat : comment lire ces romans qui paraissent à tour de bras, pourquoi élire un auteur plutôt qu'un autre ? Ce sont toujours les plus discrets qui sont perdants à cette loterie et l'auteur découvert ce matin, malgré une écriture délicate, n'est pas de ceux qui font la une des magazines. Pourquoi a-t-elle choisi son livre plutôt qu'un autre ? A cause de

la couverture sans doute, de cette jeune femme qui donne la main à un petit garçon, tous deux debout sur le quai de la gare, présentés de dos, attachants, arrêtés là comme s'ils faisaient une pause dans leur vie. p.47 et 48

Ferdinand de Saussure
Ferdinand de Saussure

Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts.

Christilla Pellé-Douël
Christilla Pellé-Douël

Le grand marin, de Catherine Poulain (L'Olivier, 2016)

Durant dix ans, Catherine Poulain, aujourd'hui bergère et viticultrice en Provence et dans le Bordelais, a travaillé sur des bateaux de pêche en Alaska, seule femme à bord au milieu d'une dizaine de marins, tous plus fracassés les uns que les autres. (...)
Son écriture a la force des vagues de l'océan glacial arctique.

On sort de ce livre requinqué, ébloui, haletant, les joues rougies. Certains lecteurs, peut-être décideront de faire leur sac et d'embarquer. Pour moi, il est un alcool fort à boire en cas de coup de froid. (p. 139)

Julia Kristeva
Julia Kristeva

Les jouisseuses, les séductrices qui s'enivrent de la chair d'un abricot comme de l'arum du sexe d'un amant ou des seins parfumés au lilas d'une maîtresse, n'ont pourtant pas déserté l'ère atomique. S'il n'est pas seulement de sinistre mémoire, ce XXe siècle le doit sans doute aussi au plaisir et à l'impudeur de femmes libres, telle que Colette a sur les dire avec la grâce insolente de

l'insoumise qu'elle fut. La saveur des mots, rendue aux individus robotisés que nous sommes, est peut-être le plus beau cadeau qu'une écriture féminine puisse offrir à la langue maternelle.

Le Génie féminin
Introduction générale, p. 15

Julia Kristeva
Julia Kristeva

J. K. [son père] déclarait que son but dans l’existence était de « sortir ses filles de l’intestin de l’enfer », sinistre métaphore de notre pays. « Il n’y a pas d’autres moyens de le faire que d’apprendre des langues, c’est clair, il faut que vous parliez des langues étrangères. Et d’être indépendantes financièrement, bien entendu. » Papa disait que cette expression

était dans l’Évangile, mais je ne l’ai trouvée que chez Dante, dans le dernier chant de l’Enfer, au 9e cercle : l’intestin, en italien burella, répandu sur le sol, est l’image du « cœur brisé ». Était-ce son obsession, son « roman familial » secret ? Pour lui, le patronyme Kristev, littéralement « de la croix », « ça ne s’invente pas, ce nom nous vient des croisés qui

portaient une croix cousue sur leurs vêtements, mais oui, il est établi qu’ils passaient par la Thrace (la région de son village natal), dès le XIe siècle ! » Ma mine incrédule le « fâchait tout rouge » : « Je n’ai pas besoin d’archives pour le savoir ! D’ailleurs, depuis tant de siècles, elles auraient disparu, je le sais, c’est tout. » À mes yeux, cette croyance sans

preuves historiques aggravait son cas, mais cette étymologie hypothétique m’a impressionnée, tout de même. À tel point que je l’ai reprise dans Meurtre à Byzance !

Nota : Dante, un point commun avec Sollers qui au moment où sortait ce livre était l’invité de la Société Dantesque de France, à la Sorbonne. Et Kristev, un nom prédestiné pour le catholique baroque

qu’est Sollers !




L’apprentissage du français

J.K. Je serai à jamais reconnaissante à un professeur de français qui a formé mon goût pour la littérature et la culture européennes du XXesiècle. Cyrille Bogoyavlenski était un Russe blanc, un aristocrate échoué à Sofia. Adolescente, j’ai suivi régulièrement ses cours de langue et

littérature françaises à l’Alliance, où il y avait d’autres professeurs remarquables, mais c’est son visage et sa voix qui me reviennent aujourd’hui, quand je ferme les yeux. J’étais sa préférée, allez savoir pourquoi ! […] C’est lui qui m’a transmis pour de bon le désir de France. La littérature française qu’il me révélait me ramenait à la magie du français qui

m’avait effleurée en maternelle, c’était désormais un univers nouveau, terriblement exigeant et pourtant proche, la clarté des rêves.

[…] le Gavroche de Victor Hugo, auteurque Bogoyavlenski nous faisait lire et recopier, m’a paru légendaire et cependant accessible.

[…] Pendant longtemps, j’ai gardé un cahier de textes, rempli de phrases recopiées à la

plume, de mon écriture de petite fille appliquée. Quand je suis arrivée à Paris, je ne pouvais pas m’empêcher d’apercevoir Gavroche auprès de l’éléphant disparu, et de ressentir « l’effet que l’infiniment grand peut produire sur l’infiniment petit ». Je cherchais le banc au Luxembourg où s’étaient croisés Cosette et Marius. Définitivement réaliste pourtant, le premier

poème que j’ai appris à mon fils David fut de Victor Hugo : « Sur une barricade, au milieu des pavés… » Il le récite encore, mi-pathétique, mi-comédien :


« Mais le rire cessa car soudain l’enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s’adosser au mur et leur dit : Me voilà.
La mort stupide eut honte et l’officier fit grâce. »

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Julia Kristeva
Julia Kristeva

PROUST 2/
La métaphore est la figure la plus célèbre du style proustien...

J.K. : A la métaphore classique, définie traditionnellement par le télescopage de deux termes divergents, « la terre est bleue comme une orange », « l’homme est un roseau », Proust a adjoint un substrat qui est la sensation. C’est pour lui l’« impression » ultime à atteindre, d’abord

dans l’introspection, en se penchant sur la mémoire, en rassemblant deux instants séparés dans le temps et l’espace, et en les réunissant dans les « anneaux » de sa syntaxe hyperbolique. Les mots proustiens avancent par deux (la madeleine de Maman / la madeleine de Tante Léonie ; les dalles de Saint-Marc / les dalles de la cour des Guermantes), et chacun d’eux comporte au moins trois

strates : son/sens/sensation. On obtient ainsi ce style qu’il appelle « vision » et où l’abstraction verbale rejoint la chair, l’incarnation, l’expérience sensorielle et passionnelle.

Mon ambition est d’amener le lecteur à la même alchimie. L’univers de la lecture, en particulier de Proust, peut nous conduire à faire ressusciter cette expérience sensorielle, les

odeurs des aubépines, le goût de la madeleine, le bruit des dalles de Saint-Marc ou des cuillers de chez les Guermantes, tous ces petits détails de la vie quotidienne qui font la richesse de la vie psychique, de la vie tout simplement.

On connaît aussi la « phrase de Proust »...

J.K. : L’autre procédé, que mon attention au langage informée par la psychanalyse,

mais aussi par la linguistique, m’a fait déplier, c’est en effet la subtilité de la syntaxe. Tout le monde relève la virtuosité de la phrase proustienne, mais peu ont voulu vraiment l’étudier de près. De fait, la phrase proustienne est tellement riche que même les différentes théories syntaxiques actuelles, pourtant fort complexes, n’arrivent pas à en rendre compte. J’ai été

obligée de faire des entorses aux théories classiques, y compris les plus contemporaines, pour décrire ces emboîtements infinis qui permettent à la phrase proustienne de sortir de la linéarité du temps qui passe, de créer ce tissage temporel si particulier, qui fait penser à la temporellité de Heidegger, mais s’en différencie profondément en dépassant le souci dans la joie.

La complexité est telle que parfois, ces phrases sont construites par l’éditeur du texte...

J.K. : Les premiers éditeurs ont eu beaucoup de mal, notamment pour les derniers textes, et ont retenu une variante possible qui leur paraissait la plus cohérente. Mais si on se reporte aux manuscrits, c’est beaucoup plus compliqué. On y voit par exemple comment Proust mourant a

gardé une sorte de vigilance jusqu’à la dernière phrase, en reprenant les thèmes centraux, en résorbant d’autres plus pathétiques qui l’angoissaient initialement, pour arriver à condenser ce qui est l’essentiel, c’est-à-dire l’entrée du temps à l’intérieur de l’être humain. Avoir conduit ce train de pensées extrêmement complexes dans une seule phrase et avec une main

tremblante dans l’agonie, c’est magistral, rare, c’est unique. Pouvoir se priver de cette faiblesse qu’est l’apitoiement sur sa propre mort, c’est le fait d’un génie.

A la fin de votre travail sur Proust, ne fixez-vous pas un programme au roman français, et à la romancière que vous êtes.

J.K. : Je compare l’époque que nous vivons à la fin de

l’Empire romain, sans la promesse d’une nouvelle religion. C’est au roman de proposer un imaginaire correspondant à cette actualité et sans la complaisance de la culture-spectacle. Alors, la question se pose : comment écrire ce récit critique, incarné, sensible, qui pourrait être transmissible à un grand public, ce qui est, si on considère son histoire, la vocation du roman ?


Sans pour autant avoir de programme, je pense que le témoignage de Proust (qui s’oppose à Mallarmé mais n’oublie pas l’ambition musicale des avant-gardes, par exemple), va dans le sens d’une reprise, d’une synthèse entre ce qui relève de la recherche formelle et les préoccupations sociales ou métaphysiques. Cette cathédrale proustienne reste plus actuelle que jamais.


Malgré les apparences d’intégration, mon expérience de l’actualité est une expérience de douleur. Je me sens une étrangère en France et je suis très sensible au mal, ici comme ailleurs ; en moi et chez les autres. C’est ce que reflète mon dernier roman, « le Vieil Homme et les Loups ». J’envisage de poursuivre cette écriture en accentuant l’aspect « roman policier

» de mon livre. Le roman policier a l’avantage d’affronter directement la violence, la douleur et le mal et d’être une forme souple, qui touche le plus grand nombre, tout en réservant un univers d’insolite pour le langage comme pour la réflexion. Ce sera un policier métaphysique...

Propos recueillis par Alain Nicolas
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Julia Kristeva
Julia Kristeva

Notre tendresse : cette électricité aussi fine que coupante qui décolle mon corps de moi et me fait doucement basculer dans ta peau à toi, tes cheveux à toi, ton écriture à toi, tes calculs à toi, tes jeux à toi. Un ou deux ? Douleurs des séparés, ravissement du mélange : je n’ai plus de place ni de vie à moi, je suis désormais « entre deux ».