- Où je veux aller, Pierre ? Mais je vous l'ai dit. Chez moi, à Belle-Île, à Locmaria exactement, là où j'ai vu le jour il y a soixante-douze ans.
Tante Marcelle était la plus perturbée de nous tous. Il faut dire que depuis que grand-mère n'est plus là, elle poulote grand-père, le bichonne, le materne, comme si c'était un bébé.
Ce pays lui tient à cœur par des milliers de petits riens, par la couleur de son ciel, par ce chemin creux conduisant à une fontaine, par cette pointe de rochers où se dresse un dolmen, par ce moulin en ruine, par cette carcasse de bateau pourrissant depuis des années dans la vasière.
(p. 147-148, Chapitre 9).
Lorsque, parfois, le garçon était enclin à se laisser aller au découragement, il lui suffisait d’évoquer un instant comme celui-là pour retrouver la joie de vivre. Qu’y a-t-il en effet de comparable au plaisir d’être seul à bord du bateau qu’on aime et, les écoutes dans une main, la barre dans l’autre, d’appareiller par une journée claire ?
(p. 22, Chapitre 2).
- Tu vois, Tom, je trouve que ton grand-père a raison, et qu'il n'est jamais trop tard pour sortir de sa routine.
Tu sais, mon gars, lorsque autrefois nous étions pris dans les grands calmes plats de l’équateur, le bateau demeurait des jours et des jours, des semaines parfois, sans avancer ! Le coq jetait des déchets à la mer le matin et, le soir, il les retrouvait à la même place. Les voiles pendaient lamentablement le long des vergues. C’était terrible ! Bien plus débilitant qu’un coup de
tabac ! On avait l’impression d’être prisonniers de l’infini. On se disait : « Jamais plus il n’y aura de vent sur l’océan ! » On le disait, mais dans le fond on savait bien qu’un jour ou l’autre, le lendemain, la semaine prochaine, il finirait par revenir, le vieux brigand ! Le capitaine passait ses journées sur la dunette en sifflotant doucement d’une manière très
particulière. Il appelait le vent, Ronan, et le vent effectivement se décidait à souffler à nouveau. Les voiles se gonflaient miraculeusement, le bateau reprenait sa gîte et l’équipage retrouvait son moral… Le vent était revenu.
Nommer quelqu'un , donner un nom. C'est le sortir de l'anonymat. C'est déjà créer des liens solides, c'est "s'attacher".
Au bout d'un instant, chaque chemin que tu prendras te conduiras ainsi, plus ou moins vite, jusqu'à l'océan. Mais jamais ce ne sera la même chose, car tout change, la forme des rochers, la qualité du sable, la densité du ressac. Et puis surtout la mer, jamais la même, d'une heure à l'autre.
Je m'appelle Rogatien Bahuaud.
En fait, je ne m'appelle pas Rogatien Bahuaud.
Mon vrai nom, je ne le connaîtrai jamais, pas plus que je ne connaîtrai mon vrai pays, ni mes vrais parents. Je suis un enfant perdu, abandonné, trouvé, orphelin de la guerre parmi tant d'autres ! [...]
Qui suis-je ? Alsacien, flamand, allemand peut-être ? Fils de grand seigneur ou de pauvre hère
? Ma mère s'appelait-elle Maria, Marie ou Mary ? Je ne le saurai jamais. Parfois quand j'avais du mal à m'endormir, je m'inventais des origines mystérieuses.