Alors je pleurais. Tout ce qui me restait était dans ces larmes, dans ce sel âcre comme la cendre des souvenirs.
J'ai un carnet à spirale, un tout petit carnet noir, où je recopie les mots qui me révulsent par leur sens et la réalité qu'ils recouvrent :
Bouc émissaire
Frontière
Fosse
Immoler
Purge
Purification
Néant
...
Des mots qui, s'ils copulent sur trop de lèvres, accouchent d'ignobles enfançons.
Néphé m'enseigna la langue du poète. Comparer le soleil à une pelote de laine d'or, dévidée par des fileuses aux doigts de nuages, ou prêter à l'aube des timidités de jeune fille. Être poète, disait-elle, c'était sentir et célébrer.
Je sus réciter l'alphabet et associer les lettres pour former de nouveaux sons. Néphê m'apprit à déchiffrer des phrases très simples ….. Elle promit de me conter l'histoire des dieux, de me lire Homère, Hésiode et d'autres poètes de sa connaissance. Qui ne savait un vers d'Homère ne pouvait prétendre être éduqué, pas plus que prétendre être grec. L'idée me plaisait, celle qu'un
esclave pût accéder à des connaissances confidentielles, propre à un peuple en particulier. Dérober leur savoir était une revanche sur ma servitude.
Ta mémoire à toi, tes registres personnels, nous n’y avions pas pensé. Tu es devenu instable, refusais de manger, de dormir, de parler d’autre chose que du pouls de cet homme s’affolant sous ta poigne, de sa salive dégoulinant sur tes phalanges. Mille fois par jour tu te lavais les mains. Tu regardais au-dessus de mon épaule, dans le vide. Tu répétais: « Non et non, il ne faut pas,
il ne faut pas…
Un matin, tu es parti. Personne ne t’a vu quitter le palais. Tu n’as rien dit, rien emporté, pas même ton chien, pas même moi. Dieu sait que tu m’emmenais toujours avec toi, dans toutes tes errances. Tu es parti pour ne jamais revenir.
Jamais.
C'est alors que réapparurent l’égyptien Alki et son maître.
Ils s'avancèrent sans se presser et déclarèrent qu'ils me prenaient. Halios ne fit aucune difficulté. L'affaire fut conclue en moins de temps qu'il m'en fallait pour réaliser qu'enfin, enfin, je partais. Les esclaves qui restaient me lorgnèrent avec envie. L'un d'eux lança un "au revoir, petit prince...." que
j'accueillis sans rebuffade.
p.60
Celui ou celle qui, un jour, me demandera mon nom, mon vrai nom, à qui je dirai mon passé, cette personne sera pour moi différente entre toutes et je lui serai fidèle ma vie durant.
J'ai dû te paraître sentimental. Barbe et coeur trempés de larmes, un salaud pathétique épris de ce qui n'est plus.
Sache que j'ai eu honte.
Plus tard, Wadjat et moi nous sommes battus.
Elle refusait de coucher avec moi, m'en voulait, prétendait faire la grève du sexe comme dans cette fameuse pièce antique. De toute façon, matraquait-elle, de toute façon comment aurais-je pu la satisfaire, moi qui n'étais plus un homme ?
J'étais venu à elle saturé de dépit. Il fallait que j'exerce mon emprise sur une créature.
Wadjat était là, parfumée, bien en chair, humide du bain qu'elle venait de prendre, bouleversante de vie. Wadjat simplement était belle. Elle lisait au lit. Ses seins, son ventre et ses cuisses dessinaient sous le drap un paysage ordonnancé. Parce que l'image était trop parfaite, je décidai d'y mettre le chaos.
« Tu es le seul à blâmer. C’est ton pays que tu as laissé pourrir. […] Tu es l’assassin de ton peuple. Les maux qui te frappent sont autant de messages que tu n’arrives pas à décrypter. » (p. 102)
- Pourquoi cet acharnement, Néphê. Pourquoi la lecture et l'écriture sont-elles capitales à vos yeux? Il ne s'agit que de savoirs parmi d'autres.
- Ceux-là peuvent tout changer, Phérés. peuvent tous nous changer.
Tu t’es montré si perspicace ! Si habile à peindre ma détresse une couleur après l’autre, de contrastes en dissonances – le tableau de ma nuit. Ne peint pas le malheur qui veut. Me voici forcé d’applaudir : tu es un maître, un artiste !