Boris Zaïtsev
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Le plus souvent il choisissait des endroits déserts et isolés, des routes peu carrossables, des lisières, des bordures. Il y avait une combe où il allait très fréquemment, qu’il appelait le vallon de Josaphat et qui n’avait rien d’exceptionnel hormis des buissons épineux et de petites pâtures. Mais c’était un coin tellement perdu dans la campagne et si délaissé après le coucher

du soleil ! Le cheval avançait, peureux, quelques canards attardés surgissaient parfois d’un champ, l’absinthe embaumait l’air et l’on ne voyait que les confins de la dépression avec le ciel au-dessus, tel un couloir d’étoiles. On aurait pu facilement y tuer un voyageur. Mais nulle part ailleurs Kazmine ne ressentait une telle sensation, à la fois vive et voluptueuse, d’être seul

à exister…p 28

Boris Zaïtsev
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Kazmine était installé à la fenêtre. Les champs défilaient encore, peu différents de ceux de chez lui : malgré tout, c'était bien la Russie. Les villages étaient importants mais rares, les églises aux coupoles argentées, un peu massives. Des groupes de paysans partaient labourer, loin de chez eux, toujours avec des araires. Les freux les suivaient. L'horizon s'ouvrait lointain et plat,

et à l'est, les terres semblaient très étendues : c'était la steppe, pays des Scythes, des nomades, des tumulus. Depuis la Caspienne, au sud, des nuées accouraient. Le train s'enfonça dans un ruban de pluie puis le soleil se remit à briller sur les coupoles des églises et dans les flaques d'eau des petites gares. L'horizon bleuté apparut. L'éternel laboureur russe marchait derrière son

antique charrue. Les moujiks succédaient aux moujiks, les champs aux bosquets de chênes, aux ravins. Les gares s'éloignaient avec leur marmaille qui proposait du lait. C'était sans fin. p 50

Boris Zaïtsev
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Le parc de Sérébrianoïé était, ce jour-là, particulièrement argenté, plein de givre, de paisible enchantement, avec ses allées envahies par la neige et la somnolence. Quelque part, à travers les nuages, filtrait le soleil. Non pas le soleil, mais un pâle soupçon, un signe amical, disant que le monde n'était pas complètement abandonné. Ce signe cependant suffisait à faire étinceler

sur les clairières et dans le calme des avenues d'étonnants diamants, aux feux délicats et menus. Il prêtait à la neige une vie raffinée, immatérielle ; et mystérieusement, au sein de cette vie, crépitaient les voix des pies, de branche en branche. Anna ne s'attardait guère à tout cela ; pourtant la paix, le chatoiement des espaces exerçaient sur elle une action étrange, la plongeant

dans une existence à part.

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C'était une matinée très calme, il faisait gris, humide. Les dernières feuilles sur les marronniers étaient complètement brunes ; et tellement détrempées que des gouttes en tombaient de temps à autre. Les chaussées goudronnées brillaient. Les chauffeurs y roulaient dans un froufrou plus lent : par crainte de déraper. Mais Paris élégamment gris menait son maelström éternel - dans un

flux incessant de passants, une vague glissante de voitures, dans l'odeur de l'humidité, de vapeurs d'essence, de parfums pour dames.

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Anna s'était mise en retard. Le soir venait ; la bande de laiton du couchant froid s'étendait au loin, étroite, par-dessus les forêts bleuissantes. Le cheval avançait au petit trot. Dans le panier, les porcelets glapissaient ; les roues de la charrette, que les herbes sèches balayaient au passage, suivaient l'ornière inégale. Il y avait dans l'air une odeur amère et pénétrante,

d'absinthe, de harnais, de cheval, de sombre fraîcheur automnale.

Boris Zaïtsev
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Quelque part dans la rue, des patins de traîneaux grinçaient. La neige crissait sous le pas des passants. Des voix leur parvenait. Mais tout semblait l'écho d'un autre monde. Et il est vrai qu'il avait dans le jeu adamantin de la neige, dans son scintillement calme et ininterrompu, dans l'or mystérieux de la lune, dans le vêtement neigeux des arbres, comme une hallucination.

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La salle de spectacle du Bolchoï, avec son or, sa soie et son damas rouges, dégage quelque chose de pompeux. Les tapisseries des loges pendent en de lourds plis de pourpre aux fleurs brodées. Et, dans ces plis, se niche une poussière séculaire.

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A cet instant, Christophorov ressentit physiquement le passage d'une nuée suspendue au-dessus de tout cet attroupement - une nuée de désirs et d'avidité. Le nom de Kohlov parcourait la foule, haïssable pour la plupart et pour les autres sonnant comme une douce musique. En dépit de tout, Kohlov gagnait. Cela devient évident dans la dernière ligne droite.

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Un coeur de femme, c'est faible, il recherche l'amour, père Melchisédech. Et vous n'arriverez jamais à noyer l'amour quelque jeûne que vous imposiez.

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Le voyage dans l'espace est aussi voyage dans le temps dans lequel le souvenir reste maître : l'écrivain est à la «recherche du temps perdu» comme il le dit lui-même. En se remémorant le passé, les personnages font ressurgir dans le présent leurs prédécesseurs qui ont vécu dans ces grottes séculaires ou au plus profond des forêts et qui sont vénérés aujourd'hui pour leurs exploits

ascétiques. Ces figures des temps anciens sont comme des familiers qui nous accompagnent toujours.

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Il se fait lui-même pèlerin devant l'Éternel. Sa propre démarche d'exilé trouve tout naturellement un écho dans l'errance de ces moines «chercheurs de Dieu» qu'il croise en chemin, sur la Sainte Montagne ou dans l'archipel de Valaam sur le Ladoga.

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Les lapins gambadaient dansle jardin. Les poules caquettaient. Monsieur Janin, vieux, tout maigre, en pantoufles et redingote élimée, sarclait un groseillier à maquereau. Les marronniers habillaient d'une ombre verdoyante, ondoyante, le toit de sa maison et ses poules dans leurs cages, ainsi que sa femme avec son ruban de velours autour du cou. Les marronniers étaient en fleur : l'un s'était

couvert de chandelles blanches rebondies, l'autre, de chandelles roses.
Le facteur frappa à la porte du général. "une lettre de Russie !". Cette pensée se glissa furtivement dans l'esprit de Mickaïl Mickhaïlytch lorsqu'il aperçut le registre des accusés de réception. Et son coeur se figea, comme sous l'effet d'une étreinte glaciale. Mais la lettre ne venait pas du tout de Russie,

tandis que derrière le feacteur à la mine rougeuade et aux joues avinées apparut une barbe grisonnante et vaporeuse surmontant une soutane monacale.
-Ah ! Bienvenue ! Entrez, je vous en prie, père Melchisédech !

Boris Zaïtsev
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Il arrive parfois que, pour vivre, il ne faille pas moins de courage que pour mourir.

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La vie actuelle ressemble beaucoup, en termes de tension, à la guerre. […] notre situation ressemble à l'étape la plus difficile des opérations militaires, à savoir la retraite.