Kazmine était installé à la fenêtre. Les champs défilaient encore, peu différents de ceux de chez lui : malgré tout, c'était bien la Russie. Les villages étaient importants mais rares, les églises aux coupoles argentées, un peu massives. Des groupes de paysans partaient labourer, loin de chez eux, toujours avec des araires. Les freux les suivaient. L'horizon s'ouvrait lointain et plat,
et à l'est, les terres semblaient très étendues : c'était la steppe, pays des Scythes, des nomades, des tumulus. Depuis la Caspienne, au sud, des nuées accouraient. Le train s'enfonça dans un ruban de pluie puis le soleil se remit à briller sur les coupoles des églises et dans les flaques d'eau des petites gares. L'horizon bleuté apparut. L'éternel laboureur russe marchait derrière son
antique charrue. Les moujiks succédaient aux moujiks, les champs aux bosquets de chênes, aux ravins. Les gares s'éloignaient avec leur marmaille qui proposait du lait. C'était sans fin. p 50
Le parc de Sérébrianoïé était, ce jour-là, particulièrement argenté, plein de givre, de paisible enchantement, avec ses allées envahies par la neige et la somnolence. Quelque part, à travers les nuages, filtrait le soleil. Non pas le soleil, mais un pâle soupçon, un signe amical, disant que le monde n'était pas complètement abandonné. Ce signe cependant suffisait à faire étinceler
sur les clairières et dans le calme des avenues d'étonnants diamants, aux feux délicats et menus. Il prêtait à la neige une vie raffinée, immatérielle ; et mystérieusement, au sein de cette vie, crépitaient les voix des pies, de branche en branche. Anna ne s'attardait guère à tout cela ; pourtant la paix, le chatoiement des espaces exerçaient sur elle une action étrange, la plongeant
dans une existence à part.
C'était une matinée très calme, il faisait gris, humide. Les dernières feuilles sur les marronniers étaient complètement brunes ; et tellement détrempées que des gouttes en tombaient de temps à autre. Les chaussées goudronnées brillaient. Les chauffeurs y roulaient dans un froufrou plus lent : par crainte de déraper. Mais Paris élégamment gris menait son maelström éternel - dans un
flux incessant de passants, une vague glissante de voitures, dans l'odeur de l'humidité, de vapeurs d'essence, de parfums pour dames.
Anna s'était mise en retard. Le soir venait ; la bande de laiton du couchant froid s'étendait au loin, étroite, par-dessus les forêts bleuissantes. Le cheval avançait au petit trot. Dans le panier, les porcelets glapissaient ; les roues de la charrette, que les herbes sèches balayaient au passage, suivaient l'ornière inégale. Il y avait dans l'air une odeur amère et pénétrante,
d'absinthe, de harnais, de cheval, de sombre fraîcheur automnale.
Quelque part dans la rue, des patins de traîneaux grinçaient. La neige crissait sous le pas des passants. Des voix leur parvenait. Mais tout semblait l'écho d'un autre monde. Et il est vrai qu'il avait dans le jeu adamantin de la neige, dans son scintillement calme et ininterrompu, dans l'or mystérieux de la lune, dans le vêtement neigeux des arbres, comme une hallucination.
A cet instant, Christophorov ressentit physiquement le passage d'une nuée suspendue au-dessus de tout cet attroupement - une nuée de désirs et d'avidité. Le nom de Kohlov parcourait la foule, haïssable pour la plupart et pour les autres sonnant comme une douce musique. En dépit de tout, Kohlov gagnait. Cela devient évident dans la dernière ligne droite.
Un coeur de femme, c'est faible, il recherche l'amour, père Melchisédech. Et vous n'arriverez jamais à noyer l'amour quelque jeûne que vous imposiez.
Le voyage dans l'espace est aussi voyage dans le temps dans lequel le souvenir reste maître : l'écrivain est à la «recherche du temps perdu» comme il le dit lui-même. En se remémorant le passé, les personnages font ressurgir dans le présent leurs prédécesseurs qui ont vécu dans ces grottes séculaires ou au plus profond des forêts et qui sont vénérés aujourd'hui pour leurs exploits
ascétiques. Ces figures des temps anciens sont comme des familiers qui nous accompagnent toujours.
Les lapins gambadaient dansle jardin. Les poules caquettaient. Monsieur Janin, vieux, tout maigre, en pantoufles et redingote élimée, sarclait un groseillier à maquereau. Les marronniers habillaient d'une ombre verdoyante, ondoyante, le toit de sa maison et ses poules dans leurs cages, ainsi que sa femme avec son ruban de velours autour du cou. Les marronniers étaient en fleur : l'un s'était
couvert de chandelles blanches rebondies, l'autre, de chandelles roses.
Le facteur frappa à la porte du général. "une lettre de Russie !". Cette pensée se glissa furtivement dans l'esprit de Mickaïl Mickhaïlytch lorsqu'il aperçut le registre des accusés de réception. Et son coeur se figea, comme sous l'effet d'une étreinte glaciale. Mais la lettre ne venait pas du tout de Russie,
tandis que derrière le feacteur à la mine rougeuade et aux joues avinées apparut une barbe grisonnante et vaporeuse surmontant une soutane monacale.
-Ah ! Bienvenue ! Entrez, je vous en prie, père Melchisédech !