Charles Baudouin
Charles Baudouin

Depuis Freud, qui a salué lui aussi dans les grands poètes — Sophocle ou Shakespeare — ses maîtres et de grands connaisseurs avant lui de l'inconscient et singulièrement du complexe d'Œdipe, il existe une psychanalyse de l'art. […] les études d'inspiration freudienne ont paru, à tort ou à raison, animées de la maligne pensée de réduire les grandes œuvres du génie humain à de

magnifiques camouflages des accidents de la sexualité infantile de leurs auteurs, ce qui est tout de même un peu court. Jung ne conteste nullement, ni la légitimité de ces investigations, ni la validité de leurs résultats. Mais il s'oppose […] au parti pris réductif. Il ne veut pas qu'on entende réduire la création d'art à l'incident infantile dont elle porte effectivement les traces.

Titus Burckhardt
Titus Burckhardt

La différence entre la psychologie moderne et la psychologie sacrée apparaît déjà dans le fait que, pour la plupart des psychologues modernes, la morale n'a plus rien à faire avec la psychologie. Généralement, ils réduisent l'éthique à la morale sociale, plus ou moins forgée par de simples habitudes et la considèrent comme une sorte de barrage psychique, utile à l'occasion, mais le

plus souvent contraignant, voire néfaste, pour l'épanouissement « normale » de la psychè individuelle. Cette conception a surtout été propagée par la psychanalyse freudienne, qui, comme on le sait, est devenu d'un usage courant dans certains pays, où elle joue pratiquement le rôle qui revient ailleurs au sacrement de la confession. Le psychiatre remplace le prêtre et l'éclatement des

instincts refoulés sert d'absolution. Dans la confession sacramentelle, le prêtre n'est que le représentant impersonnel – et donc tenu au secret – de la Vérité divine, qui à la fois juge et pardonne; en confessant ses fautes, le pécheur transforme les tendances qui les sous-tendent en quelque chose qui n'est plus « lui-même »; il les « objectivise »; en se repentant, il s'en

détache, et en recevant l'absolution, son âme retrouve son équilibre initial, centré sur son axe divin. Dans le cas de la psychanalyse freudienne, en revanche (1), l'homme met à nu ses entrailles psychiques non pas devant Dieu, mais devant son prochain; il ne prend pas de recul par rapport aux fonds chaotiques et obscurs de son âme que l'analyse lui dévoile, mais au contraire se les

approprie, puisqu'il doit se dire à lui-même : « C'est ainsi que je suis fait en réalité ». Et s'il ne parvient pas à surmonter cette désillusion avilissante grâce à quelque influence salutaire, il en conserve comme une souillure intérieure. Dans la plupart des cas, il tente de se sauver en se plongeant dans la médiocrité psychique du plus grand nombre, car on supporte mieux son

propre avilissement en le partageant avec autrui. Quelle que puisse être l'utilité occasionnelle et partielle d'une telle analyse, son résultat est généralement celui-là, étant donné les prémisses dont elle part.(2)

(1) Cette précision est nécessaire dans la mesure où il existe également aujourd'hui des formes plus inoffensives de psychanalyse, ce qui ne veut pas dire que nous

entendons par là justifier une forme quelconque de psychanalyse.

(2) Il y a une règle selon laquelle quiconque pratique la psychanalyse doit auparavant avoir subi lui-même la psychanalyse. D'où la question de savoir qui a inauguré cette série, qui imite étrangement la « succession apostolique ».

Thérèse Delpech
Thérèse Delpech

Chaque époque a l’épidémie qu'elle mérite. Au temps de Freud, ce sont les maladies de l’âme qui font une entrée spectaculaire. Elles avaient certes une histoire aussi longue que celle de l’humanité, mais au moment où la psychanalyse voit le jour des bouleversements historiques inédits multiplient les risques de déséquilibre psychique. Dès l’Antiquité, Thucydide et Euripide,

évoquant respectivement la guerre du Péloponnèse et la guerre de Troie, décrivent les ravages qu’exercent sur la psyché les grandes transformations de l’histoire.

Malanda Dem
Malanda Dem

Elle [la grande parole, c'est-à-dire Œdipe] nous dit ce qui à l'origine des temps, il illo tempore, fut pour que les hommes soient et paraissent ce qu'ils sont tels que nous les voyons mintenant, toujours pareils à eux-même, au-delà de l'histoire et de la culture à travers ses diversités. Et ce qui fut, ce que les hommes sont, la psychanalyse a la sainte prétention de nous le dire dans le

complexe d'Œdipe : l'homme est l'être ambigu, toujours en conflit avec lui-même; il est l'être en devenir perpétuel qui s'auto-crée à travers ses conflits et par eux.

Malanda Dem
Malanda Dem

Ceux qui ont déjà entendu parler tant soit peu de Freud, ce fameux médecin viennois, ne voient en lui que le fondateur de la psychanalyse et croient que l'œuvre scientifique de cet homme commence avec la psychanalyse et finit avec elle. C'est une erreur de penser ainsi; c'est tronquer l'homme et l'œuvre de sa vie. L'activité scientifique de Freud a commencé bien avant la psychanalyse et

c'est bien cette activité antérieure qui est l'origine de la psychanalyse.

Malanda Dem
Malanda Dem

Parler de la psychanalyse sans parler de Sigmund Freud équivaut à se taire sur la psychanalyse, car, alors on n'en aura rien dit… Non seulement l'homme vaut par ce qu'il fait, mais davantage il est ce qu'il fait. Si la psychanalyse a fait Freud, Freud a aussi fait la psychanalyse. L'un révèle l'autre.

Jean Baudrillard
Jean Baudrillard

Un destin ineffaçable pèse sur la séduction. Pour la religion, elle fut la stratégie du diable, qu’elle fût sorcière ou amoureuse. La séduction est toujours celle du mal. Ou celle du monde. C’est l’artifice du monde. Cette malédiction s’est maintenue inchangée à travers la morale et la philosophie, aujourd’hui à travers la psychanalyse et la « libération du désir ».

Erich Fromm
Erich Fromm

La psychanalyse était à l'origine une théorie radicale, pénétrante et libératrice. Elle a peu à peu perdu ce caractère, elle est entré en stagnation, parce qu'elle n'a pas réussi à développer sa théorie face au changement de la situation humaine; au contraire, elle s'est retirée dans le conformisme et la recherche de la respectabilité.

Julia Kristeva
Julia Kristeva

Face aux kamikazes du 13 novembre, il nous est nécessaire de nous interroger sur la façon dont « la pulsion de mort » remplace le besoin de croire, conduisant certains jeunes à une « déliaison » puis à une radicalisation.

La guerre est en France, mais contre qui les Français sont-ils en guerre ? Face aux prétentions totalitaires du djihadisme sanguinaire, un nous est en

train de rassembler les « enfants de la Patrie » autour de La Marseillaise. Un nous debout contre une nouvelle version du nihilisme dont la brutalité et l’ampleur sont sans précédent en France. Le « mal radical » et la « pulsion de mort », portés par les prouesses techniques de l’hyperconnexion, défient les Lumières qui les avaient sous-estimés en s’efforçant, depuis plus de

deux siècles, de rompre le fil avec la tradition religieuse pour fonder les valeurs d’une morale universelle.

Qu’est-ce que ce « mal radical » ? Emmanuel Kant avait employé l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui considèrent d’autres humains superflus, et les exterminent froidement. Hannah Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans la Shoah.

Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle le besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit « fragiles » ? Aujourd’hui, les adolescents de nos quartiers, issus pour moitié de familles musulmanes et pour moitié de familles chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible où se délite, en abîme du pacte social, le lien

hominien lui-même.

Face au choc des tueries à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher et, plus fortement encore, face aux kamikazes du 13 novembre, il est possible d’analyser des causes géopolitiques et théologiques : la responsabilité du post-colonialisme ; les failles de l’intégration et de la scolarisation ; la faiblesse de « nos valeurs », qui gèrent la globalisation à

coups de pétrodollars appuyés sur des frappes chirurgicales ; le rétrécissement du politique en serviteur de l’économie par une juridiction plus ou moins soft ou hard ; les discours appelant à la « guerre sainte » mais aussi prétendument « quiétistes » qui se contentent, paraît-il, de dresser humblement la listes de nos « impuretés » et, ce faisant, désignent implicitement tout

« infidèle » ou « mécréant » à la vindicte des « purs »… Mais une nouvelle urgence s’impose : la séduction que les religions exercent sur les personnes et les communautés humaines, ainsi que leur rôle de consolateur, éducateur, régulateur et manipulateur des angoisses et des destructivités, attendent d’être élucidés.

Besoin de croire et désir de savoir

Plus précise que la philosophie, et en prise clinique immédiate avec l’expérience singulière, c’est la psychanalyse freudienne qui, depuis seulement cent cinquante ans, aborde l’héritage religieux avec cette ambition. Difficilement, à travers avancées et errances, adulée ou honnie, la psychanalyse a su reprendre l’investigation du « besoin de croire » et du « désir de savoir

», pour sonder les nouvelles maladies de l’âme et les nouveaux messagers du nihilisme.

il ne suffit pas de repérer comment procèdent les djihadistes pour recruter leurs exécuteurs. Il importe d’accompagner les candidats au djihad en voie de radicalisation,

J’entends l’effroi de cette passante qui dépose des fleurs au Bataclan et interroge le micro tendu : «

Comment peut-on être djihadiste ? Quels sont leurs états d’âme ? Peut-on faire quelque chose ? » Ces dimensions de l’état de guerre ne sont pas secondaires. Elles participent de son volet préventif : en amont des mesures punitives, sécuritaires ou militaires, il ne suffit pas de repérer comment procèdent les djihadistes pour recruter leurs exécuteurs. Il importe d’accompagner les

candidats au djihad en voie de radicalisation, avant qu’ils ne rejoignent les camps de Daech pour revenir en kamikazes ou, éventuellement, en repentis plus ou moins sincères.

Il ne suffit pas de
repérer comment
procèdent les
djihadistes pour
recruter leurs
exécuteurs.
Il importe
d’accompagner les
candidats au djihad
en voie

de
radicalisation
Deux expériences psychiques confrontent le clinicien à cette composante anthropologique universelle qu’est le besoin de croire pré-religieux. La première renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans réticences, dans Malaise dans la civilisation, comme le « sentiment océanique » avec le contenant maternel. La

seconde concerne l’ « investissement » ou l’ « i dentification primaire » avec le « père de la préhistoire individuelle » : amorce de l’Idéal du moi, ce « père aimant », antérieur au père œdipien qui sépare et qui juge, aurait les « qualités des deux parents », écrit-il dans Le Moi et le Ça. Le besoin de croire satisfait et offrant les conditions optimales pour le

développement du langage apparaît comme le fondement sur lequel pourra se développer une autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de savoir.

La curiosité insatiable de l’enfant-roi, qui sommeille dans « l’infantile » de chacun de nous (toujours selon Freud dans ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité) fait de lui un « chercheur en laboratoire » qui,

avec tous ses sens éveillés, veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En revanche, l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps dans l’instant, l’éternité maintenant.

L’adolescent est un « croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire » et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée ; le paradis est une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion

pour la relation d’objet : la foi veut tout, elle est potentiellement intégriste, comme l’est l’adolescent. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des passionnés de l’absolu, ou de fervents amoureux. Freud ne s’est pas occupé suffisamment des adolescents parce qu’il était lui-même le plus incroyant, le plus irréligieux des humains qui n’aient jamais existé.


Cependant, cette croyance que le monde idéal existe est continûment menacée, voire mise en échec, car nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et la réalité impose frustrations et contraintes. L’adolescent, qui croit à la relation d’objet idéale, en éprouve cruellement l’impossibilité. Alors, l’échec de la passion en quête d’objet s’inverse en

punition et autopunition, avec le cortège de souffrances que connaît l’adolescence passionnée (dépression, suicide, petite délinquance, toxicomanie, anorexie…).

Structurée par l’idéalisation, l’adolescence est une maladie de l’idéalité : soit l’idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose ne s’adapte pas à la pulsion pubertaire et à son besoin de

partage avec un objet absolument satisfaisant. Nécessairement exigeante et hantée par l’impossible, la croyance adolescente côtoie inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour l’inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en

vouloir et me venger : la délinquance s’ensuit. Ou bien : puisque ça existe (dans l’inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoivent ou me manquent, je ne peux que m’en vouloir et me venger sur moi-même contre eux : les mutilations et les attitudes autodestructrices s’ensuivent.

Endémique et sous-jacente à toute adolescence, la maladie d’idéalité risque

d’aboutir à une désorganisation psychique profonde, si le contexte traumatique, personnel ou socio-historique s’y prête. L’avidité de satisfaction absolue se résout en destruction de tout ce qui n’est pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun « objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui

n’en sont pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison, avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation. Où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.

Plus de rites d’initiation
Déni ou ignorance, notre civilisation sécularisée n’a plus de rites d’initiation pour les adolescents. Epreuves ou joutes, jeûnes et

mortifications mis en récits et dotés de valeurs symboliques, ces pratiques culturelles et cultuelles, connues depuis la préhistoire et qui demeurent dans les religions constituées, authentifiaient le syndrome d’idéalité des adolescents et aménageaient des passerelles avec la réalité communautaire.

La littérature, en particulier le roman dès qu’il apparaît à la

Renaissance, savait narrer les aventures initiatiques de héros adolescents : le roman européen est un roman adolescent. Aux XIXe et XXe siècles, l’enthousiasme idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table rase », avait pris le relais de la foi : la « Révolution » a résorbé le besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse s’est ouvert, avec l’espoir que

l’« homme nouveau », femme comprise, saurait jouir enfin d’une satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne mette fin à cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la pulsion de mort dans l’« ennemi de classe », et réprimé la liberté de croire et de savoir.


Prise au dépourvu
par le malaise
des adolescents,
la morale

laïque semble
incapable de satisfaire
leur maladie d’idéalité
Prise au dépourvu par le malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire leur maladie d’idéalité. Comment faire face à cet intense retour du besoin de croire et du religieux, qui s’observe partout dans le monde ? + Lire la suiteCommenter  J’apprécie     

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Julia Kristeva
Julia Kristeva

Les honneurs de la République française

S. D. […] J’aimerais connaître votre réaction à la récente distinction de commandeure de la Légion d’honneur, qui vous a été décernée le 18 février 2015. Elle récompense l’ensemble de votre œuvre en sémiologie, psychanalyse et littérature dont nous sommes beaucoup à apprécier l’envergure, la lucidité et la

générosité. Ces marques de reconnaissance vous touchent-elles ?

J. K. L’étrangère que je demeure est particulièrement sensible aux honneurs de la République française… Parce que soucieuse de s’intégrer dans cette France que j’ai aimée dès l’école maternelle en y apprenant le français ? Même s’il est de bon ton de les critiquer, voire de les refuser, je

respecte ces rituels médaillés, et j’en suis reconnaissante. Pourtant, un trouble me saisit à chaque fois, tout comme dans notre échange : qui est cette Julia Kristeva dont on parle ? Laissez-moi vous faire un aveu : je n’arrive pas à habiter « mon » image, celle que les autres me renvoient ; je me vis comme en voyage : mon élément serait l’eau vive et mon but, poursuivre ce flux,

frayer la route. J’écris des romans pour rendre cet éprouvé palpable, transmissible. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00