Loïc Decrauze
Loïc Decrauze

(…) les compagnons d’une route ne se limitent pas à ses contemporains bien vivants. Le peuple des ombres adorées prend une part grandissante le temps passant : le mien demeure restreint, la vie m’ayant encore préservé des pertes traumatisantes par leur insulte à l’ordre naturel.

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Quelle folie ! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur ! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d’intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l’existence ; le cœur se dilate, l’imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur ; le corps même, participant de cette surexcitation de l’esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui

peut-être aujourd’hui me coûteraient la vie.

Je partis un jour de Tivoli, par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l’humidité. J’arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu’aux os dès le matin, ayant fait mes dix lieues et tué quinze pièces de gibier.

Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et

quelle fidélité je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j’ai tant erré ; villages étranges, mal peuplés d’habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but ! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement ! je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont

Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San-Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l’église est toute grande ouverte.... les moines sont absents.... le silence seul y habite.... plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères, peuplés d’hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les

étonnent par leur spirituelle et savante conversation ; le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc. ; l’autre couvent de San-Benedetto, à Subiaco, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu’il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d’un précipice au

fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d’Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j’ai vu s’abriter des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent

sans bruit... pâtres ou brigands... En face, sur l’autre rive de l’Anio, grande montagne à dos de baleine, où l’on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j’eus la constance de bâtir, un jour de spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où l’on entre en rampant

et dont on ne peut atteindre l’entrée qu’en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d’arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.

À droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m’accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l’assurance plusieurs fois donnée qu’elle

avait pour but l’accomplissement d’un vœu fait à la madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l’inévitable Anio, où j’allais demander l’hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux jours pluvieux d’automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis

a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigares. Lignes de madones couronnant les hautes collines, et que suivent, le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d’un couvent caché ;

forêts de sapins que les pifferari font retentir de leurs refrains agrestes ; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore qui suona la chitarra francese ; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés ; les carabiniers, voulant à toute force

s’introduire dans nos bals d’Osteria ; l’indignation des danseurs français et abruzzais ; les prodigieux coups de poing de Flacheron ; l’expulsion honteuse de ces soldats du pape ; menaces d’embuscades, de grands couteaux !... Flacheron, sans nous rien dire, à minuit, au rendez-vous, armé d’un simple bâton ; absence des carabiniers ; Crispino enthousiasmé !

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Enfin, Albano, Castelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée ; le lac de Gabia, le marais où j’ai dormi à midi, sans songer à la fièvre ; vestiges des jardins qu’habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de

Palmyre. Longues lignes d’aqueducs antiques fuyant au loin à perte de vue.

Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus ! Liberté de cœur, d’esprit, d’âme, de tout ; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même ; liberté d’oublier le temps, de mépriser l’ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l’amour ; liberté d’aller au nord, au sud, à

l’est ou à l’ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi, des journées entières, au souffle murmurant du tiède siroco ! Liberté vraie, absolue, immense ! Ô grande et forte Italie ! Italie sauvage ! insoucieuse de ta sœur, l’Italie artiste,

«La belle Juliette au cercueil étendue.» + Lire la

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Jacques Derrida
Jacques Derrida

On dessinera d’une part l’artefact : des objets techniques destinés, comme des prothèses, à suppléer la vue, et d’abord à pallier cette ruine transcendantale de l’œil qui le menace et le séduit dès l’origine, par exemple le miroir, les longues vues, les lunettes, les jumelles, le monocle. Mais comme la perte de l’intuition directe, nous l’avons vu, est la condition ou

l’hypothèse même du regard, la prothèse technique a lieu, son lieu, avant toute instrumentalisation, au plus proche de l’œil, comme une lentille de substance animale. Elle se détache immédiatement du corps propre. L’œil se détache [14], on peut le désirer, désirer l’arracher, se l’arracher même. Depuis toujours : l’histoire moderne de l’optique ne fait que représenter ou

remarquer, selon des modes nouveaux, une défaillance de la vue dite naturelle, à commencer par les spectacles en anglais, comme nous le notions à l’instant, les lunettes du dessinateur. D’où les autoportraits avec lunettes. De Chardin l’Autoportrait dit à l’abat-jour dit bien l’abat-jour, puisqu’il plonge ou protège les yeux du peintre dans l’ombre (comme cet autre fétiche

détachable, le chapeau dont les bords cachent presque les yeux de Fantin-Latour dans un autoportrait). Mais de surcroît, tout aussi jalousement, il abrite et montre à la fois les mêmes yeux derrière des lunettes dont les montants sont visibles. Le peintre semble poser de face, il vous fait face, inactif et immobile. Dans l’Autoportrait aux bésicles (lunettes sans montants, binocle de

travail peut-être), Chardin se laisse voir ou se fait observer de profil, il paraît plus actif, un instant interrompu peut-être, et détournant les yeux du tableau. Mais c’est en train de peindre ou de dessiner, la main et l’instrument visibles au bord de la toile, qu’il se représente dans un autre autoportrait. A cet égard, on peut toujours considérer cet autoportrait comme un exemple

parmi d’autres dans la série des Dessinateurs de Chardin [15]. Est-il en train de s’affairer autour de l’autoportrait ou d’autre chose, d’un autre modèle ? On ne saurait en décider. Dans les trois cas, lunettes sur les yeux, bandeau sur la tête — non pas les yeux bandés mais, cette fois la tête bandée, mot qui peut toujours faire penser, entre autres choses, à une blessure : à

même le visage auquel ils n’appartiennent pas, détachables du corps propre comme des fétiches, le bandeau et les bésicles restent les suppléments illustres et les mieux exhibés de ces autoportraits. Ils distraient autant qu’ils concentrent. Le visage ne s’y montre pas nu, surtout pas, ce qui, bien entendu, démasque la nudité même. C’est ce qu’on appelle se montrer nu, montrer la

nudité, le nu qui n’est rien sans la pudeur, l’art du voile, de la vitre ou du vêtement.
On peut aussi, d’autre part, surprendre ce qui ne se laisse pas surprendre, on peut dessiner les yeux clos : vision extatique, prière ou sommeil, masque du mort ou de l’homme blessé (voyez les yeux de l’Autoportrait dit l’homme blessé de Courbet (1854). [...] + Lire la

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John Milton
John Milton

Qu’importe la perte du champ de bataille : tout n’est pas perdu. Une volonté insurmontable, l’étude de la vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne cédera ni ne se soumettra jamais, qu’est-ce autre chose que n’être pas subjugué ? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l’extorquera.

Bernard Petit
Bernard Petit

Ce dont je suis sûr, c'est que la perte de marchandise n'a jamais eu aucun effet durable sur les organisations {de trafic de stupéfiants}. Je suis également convaincu, pour l'avoir constaté à de nombreuses reprises, que chaque soldat, quelque soit son grade, est facilement et rapidement remplacé. Les enjeux financiers sont trop colossaux. Quand j'entends parler de "guerre totale à la

drogue", je ne peux m'empêcher de sourire. C'est un domaine où il n'y a pas de "guerre" à gagner ! Il n'y a que des batailles, petites, grandes, et sans fin.

Arthur C. Clarke
Arthur C. Clarke

Parfois, dans l'austérité de ce lieu antique, ses souvenirs du XXIe siècle semblaient absurdes, des images bariolées parfaitement illusoires et déplacées. Mais l'absence de Myra lui pesait toujours autant.
Ce n'était pas comme si sa fille lui avait été arrachée pour poursuivre sa vie quelque part ailleurs dans le monde. Cela ne lui était d'aucun réconfort d'imaginer quel âge

elle aurait maintenant, quelle pouvait être son apparence, où elle devait en être de sa scolarité, ce qu'elles auraient fait ensemble si elles avaient été réunies.
Aucune de ces situations humaines compréhensibles ne s'appliquait, parce qu'il lui était impossible de savoir si elles avaient le moindre repère chronologique en commun.
L'existence de nombreuses copies de Myra sur

une multiplicité de mondes fragmentés - dont certains allant jusqu'à comporter des copies d'elle-même - n'était même pas exclue, et comment était-elle censée y réagir?
La Discontinuité avait été un évènement inhumain, la perte que Bisesa avait subie était elle aussi inhumaine et un être humain n'avait aucun moyen de supporter cette perte. + Lire la suiteCommenter

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Gotthold Ephraim Lessing
Gotthold Ephraim Lessing

Mais s'il en est ainsi, et qu'un poème peut être très productif pour le peintre, mais néanmoins pas pictural lui-même, un autre très pictural, et pourtant pas productif pour le peintre: il en est ainsi également de l'idée du comte Caylus, qui le Faire de l'utilité pour le peintre la pierre de touche du poète, et vouloir déterminer son classement en fonction du nombre de tableaux qu'il

présente à l'artisteTableaux tirés de l'Iliade, Avert. p. V. On est toujours convenu, que plus un poème fournissait d'images et d'actions, plus il avait de supériorité en poésie. Cette réflexion m'avait conduit à penser que le calcul des différents tableaux, qu'offrent les poèmes, pouvait servir à comparer le mérite respectif des poàmes et des poètes. Le nombre et le genre des

tableaux que présentent ces grands ouvrages, ont été une espèce de pierre de touche, plutôt un équilibre certain du mérite de ces poèmes et du génie de leurs auteurs. .

Loin d'être, même à travers notre silence, de laisser cette idée gagner la réputation d'une règle. Milton serait leur première victime innocente. Car il semble bien que le jugement méprisant dont parle

Caylus n'était pas à la fois un goût national et une conséquence de sa prétendue domination. La perte de la face, dit-il, est peut-être la chose la plus proche que Milton portait à Homère. Bien sûr, Milton ne peut pas remplir les galeries. Mais si, tant que j'avais l'œil corporel, la sphère de celui-ci devait être aussi la sphère de mon œil intérieur, alors, pour être libre de

cette restriction, j'attacherais une grande importance à la perte de la première.

Le Paradis Perdu n'est pas moins la première épopée après Homère, car il fournit peu de tableaux, que la Passion du Christ est un poème car on peut difficilement y mettre la tête d'une aiguille sans toucher un endroit qui ne le fait pas. employait beaucoup des plus grands artistes. Les

évangélistes racontent le fait avec toute la simplicité sèche possible, et l'artiste en utilise les parties variées sans montrer la moindre étincelle de génie pictural. Il y a des faits à peindre et à peindre, et l'historien peut raconter le plus peinable tout aussi impeccable que le poète peut peindre le plus imprescriptible.

On ne peut être séduit par l'ambiguïté du mot

que si l'on prend les choses différemment. Une peinture poétique n'est pas nécessairement ce qu'il faut transformer en peinture matérielle; mais chaque trait, chaque combinaison de plusieurs traits, par lesquels le poète rend son sujet si sensuel que nous en sommes plus clairement conscients que ses mots, s'appelle pittoresque, s'appelle un tableau parce qu'il nous rapproche du degré

d'illusion, dont la peinture matérielle est particulièrement capable d'être abstraite de la peinture matérielle le plus facilement et en premierCe que nous appelons les peintures poétiques les anciens appelaient des fantasmes, comme on s'en souvient des Longin. Et ce que nous appelons l'illusion, ce qui est trompeur dans ces peintures, ils l'appelaient l'énargie. Ainsi, comme le rapporte

Plutarque, on avait dit (Erot. T. II. Edit. Henr. Steph. P. 1351.): à cause de leur énormes fantasmes poétiques seraient des rêves de l'éveil; Αι ποιητικαὶ φαντασίαι διὰ τὴν ενάργειαν

εγρηγορότων ενύπνιά εισιν. Je souhaite vivement que les manuels de poésie les plus récents utilisent ce nom et incluent entièrement le mot peinture. Vous nous auriez sauvé beaucoup de règles à moitié vraies, dont la principale raison est de faire correspondre un nom arbitraire.

Aucun homme n'aurait si facilement soumis les fantasmes poétiques aux limites d'une peinture matérielle;. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Geoffrey Chaucer
Geoffrey Chaucer

Sénèque a raison, d'autres avec lui, de regretter le temps plus que l'or: perte de biens peut être réparée mais perte de temps cause notre ruine.

Boris Pasternak
Boris Pasternak

D'un poème

J'aimais aussi, et les respirations agitées
d'insomnie, flottant dans l'obscurité,
Hors du parc dériveraient
vers le ravin, sur l'archipel
des prairies, sombrant à
perte de vue parmi l' absinthe, la menthe et les cailles sous la brume vaporeuse.
Et le large balayage de l'aile de l'adoration devint
lourd et ivre, comme piqué par

un coup de feu,
pataugea dans les airs et, frissonnant, tomba à court, se
dispersant à travers les champs comme la rosée.

Et puis l'aube se levait. Jusqu'à ce que deux
riches bijoux clignotent dans le ciel incalculable,
Mais alors les coqs ont commencé à avoir peur
des ténèbres et ont essayé de cacher leur peur,
Mais dans leurs gorges, des

mines vierges ont explosé,
Alors qu'ils se tendaient, la voix putride de la peur éclata.
Comme par ordre, alors que les constellations s'éteignaient,
un berger, aux yeux de lunettes comme s'il prenait des bougies,
fit son apparition là où la forêt s'arrêtait.

J'ai aussi aimé et elle, peut-être,
vit encore. Le temps passera
jusqu'à quelque

chose de grand comme l'automne, un beau jour,
(si ce n'est pas demain, alors peut-être une autre fois)
flambera sur la vie comme la lueur du coucher du soleil, dans la pitié
pour le fourré. Pour le tourmentant de la flaque insensée, la
soif de Toadish. Pour les clairières tremblant timidement
Comme des lièvres, leurs oreilles étouffées dans l'enveloppement

des feuilles tombées de l'année dernière. Pour le bruit, comme si
De fausses vagues battent sur les rivages d'autrefois.
J'aimais aussi, et je sais: comme les champs fauchés humides
sont étendus par les âges aux pieds de chaque année,
ainsi la nouveauté fébrile des mondes est déposée
par l'amour au chevet de chaque cœur.

J'ai aussi adoré et

elle vit encore.
En cascade dans cette première précocité, comme toujours, le
temps s'arrête, disparaissant au fur et à mesure qu'il déborde
sur le bord du moment. Subtil comme toujours cette frontière.
Toujours comme avant, combien il y a longtemps semble récent.
Le temps passé ruisselle des visages de ceux qui ont vu,
Jouant encore ses tours de folie,

comme s'il ne savait pas.
Il n'a plus de location dans notre maison.
Peut-il en être ainsi? L'amour ne dure vraiment pas,
Cet hommage momentané d'émerveillement lumineux,
Mais jamais, toute notre vie, reculer dans le passé? + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Boris Pasternak
Boris Pasternak

Alors le mensonge vint sur la terre russe. Le principal malheur, la source du mal à venir, fut la perte de la foi en l'opinion personnelle. On imagina que le temps où l'on suivait les inspirations du sens moral était révolu, que maintenant il fallait emboîter le pas aux autres, et vivre d'idées étrangères à tous et imposées à tous. La tyrannie de la phrase n'a cessé de croître depuis,

d'abord sous une forme monarchique, ensuite sous une forme révolutionnaire.