Isaac Barrow
Isaac Barrow

It cannot be justly inferr'd… We do not perceive the Thing, therefore there is no such Thing, that is a false Illusion, a deceitful Dream, that wou'd cause us to join together two remote Instants of Time. But nevertheless this is very True… That is, for as much Motion as there was, so much Time seems to have been elapsed; nor, when we mention such a Quantity of Time, do we merely mean any

Thing else, than the Performance of so much Motion, to the continued successive Extension of which we imagine the Permanency as Things is co-extended.

Isaac Barrow
Isaac Barrow

As a Line, I say, is looked upon to be the Trace of a Point moving forward, being in some sort divisible by a Point, and may be divided by Motion one Way, viz. as to Length; so Time may be conceiv'd as the Trace of a Moment continually flowing, having some Kind of Divisibility from an Instant, and from a successive Flux, inasmuch as it can be divided some how or other. And like as the Quantity of

a Line consists of but one Length following the Motion; so the Quantity of Time pursues but one Succession stretched out as it were in Length, which the Length of the Space moved over shews and determines. We therefore shall always express Time by a right Line; first, indeed, taken or laid down at Pleasure, but whose Parts will exactly answer to the proportionable Parts of Time, as its Points do

to the respective Instants of Time, and will aptly serve to represent them. Thus much for Time.

Howard Bloom
Howard Bloom

Comme un sculpteur taillant une silhouette dans la pierre, la Nature crée en détruisant. Son marteau et son ciseau frappent sans discontinuer. A chaque coup jaillissent des éclats. Au fur et à mesure que ces éclats s'accumulent sur le sol, une nouvelle forme émerge là où la lame a taillé. A la fin de la journée, le sculpteur se contente de balayer le tas de poussière inutile et

d'éclats de pierre. La Nature fait de même. Mais ces fragments qui ont été jetés dans l'atelier naturel sont les corps de créatures qui étaient, quelques instants auparavant, vivantes, des créatures telles que vous et moi.

Tanya Anne Crosby
Tanya Anne Crosby

m’a interrogée à maintes reprises sur ces brefs passages, étant donné qu’ils proviennent d’une voix narrative tout à fait différente de celle du reste des livres dans cette série sur les sœurs Aldridge. Les lecteurs curieux veulent avant tout en savoir plus sur les derniers instants de la vie de Flo Aldridge. Qui était-elle? Qu’est-ce qui l’a

Loïc Decrauze
Loïc Decrauze

Se sentir vide de tout, sans ambition, sans penchant à construire, à capitaliser, absorber les instants comme autant d’ajouts superfétatoires plus ou moins jouissifs : ma condition humaine se rabougrit en involution.

Hector Berlioz
Hector Berlioz

XXXV

Les théâtres de Gênes et de Florence. — I Montecchi ed i Capuletti de Bellini. — Roméo joué par une femme. — La Vestale de Paccini. — Licinius joué par une femme. L’organiste de Florence. — La fête del Corpus Domini — Je rentre à l’Académie.

En repassant à Gênes, j’allai entendre l’Agnese de Paër. Cet opéra fut célèbre à l’époque

de transition crépusculaire qui précéda le lever de Rossini.

L’impression de froid ennui dont il m’accabla tenait sans doute à la détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d’abord que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien qu’incapables de rien faire, se croient appelées à tout refaire ou retoucher, et qui de leur coup d’œil

d’aigle aperçoivent tout de suite ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d’une grosse caisse l’instrumentation sage et modérée de Paër ; de sorte qu’écrasé sous le tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n’avait pas été écrit de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle

d’Agnèse. En cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité ; on eût dit qu’elle ne faisait qu’une répétition de son rôle, indiquant à peine les gestes, et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.

L’orchestre

m’a paru passable. C’est une petite troupe fort inoffensive ; mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez bien la mesure. À propos de violons... pendant que je m’ennuyais dans sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le mauvais destin qui me privait de l’entendre, je cherchai au moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements

sur lui ; mais les Génois sont, comme les habitants de toutes les ville de commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très-froidement de l’homme extraordinaire que l’Allemagne, la France et l’Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de son père, on ne put me l’indiquer. À la vérité, je cherchai aussi dans Gênes le temple, la

pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit le Nouveau Monde n’a pas même frappé une fois mes regards, pendant que j’errais dans les rues de l’ingrate cité qui lui donna naissance et dont il fit la gloire.

De toutes les capitales d’Italie, aucune ne m’a laissé d’aussi gracieux

souvenirs que Florence. Loin de m’y sentir dévoré de spleen, comme je le fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la brèche énorme que la course de Nice avait faite à ma fortune, jouissant en conséquence de la plus entière liberté, j’y ai passé de bien douces journées, soit à

parcourir ses nombreux monuments, en rêvant de Dante et de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui bordent la rive gauche de l’Arno et dont la solitude profonde me permettait de crier à mon aise d’admiration. Sachant bien que je ne trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la

musique, quand les conversations de table d’hôte m’apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecchi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l’ordinaire des paroles d’un opéra, me surprenait étrangement. Ah ! ah ! c’est une innovation ! ! ! je

vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare ! Quel sujet ! comme tout y est dessiné pour la musique !... D’abord le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d’un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la première fois la sweet Juliet, dont la

fidélité doit lui coûter la vie ; puis ces combats furieux, dans les rues de Vérone, auxquels le bouillant Tybalt semble présider comme le génie de la colère et de la vengeance ; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où les deux amants murmurent un concert d’amour tendre, doux et pur comme les rayons de l’astre des nuits qui les regarde en souriant amicalement ; les

piquantes bouffonneries de l’insouciant Mercutio, le naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l’ermite, cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d’amour et de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule... puis l’affreuse catastrophe, l’ivresse du bonheur aux prises avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés

en râle de mort, et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d’éteindre la haine qui fit verser tant de sang et de larmes. Je courus au théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons ; leurs voix sonores et mordantes ; il y avait surtout une douzaine de petits garçons de

quatorze à quinze ans, dont les contralti étaient d’un excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent tous faux, à l’exception de deux femmes, dont l’une, grande et forte, remplissait le rôle de Juliette, et l’autre, petite et grêle, celui de Roméo. — Pour la troisième ou quatrième fois après Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une

femme !... Mais, au nom de Dieu, est-il donc décidé que l’amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité ? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur du furieux Tybalt, le héros de l’escrime, et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d’un bras dédaigneux, étend mort sur les degrés du monument le comte

Pâris qui l’a provoqué ? Et son désespoir au moment de l’exil, sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles d’ordinaire dans l’âme d’un eunuque ?

Trouverait-on que l’effet musical de deux voix féminines est le meilleur ?... Alors, à quoi bon des

ténors, des basses, des barytons ? Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse et Othello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que ne l’est Roméo. Mais il faut en prendre son parti ; la composition de l’ouvrage va me dédommager...

Quel désappointement ! ! ! dans le libretto il n’y a point de bal chez Capulet, point de

Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite désolé ; point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué. Et c’est un grand poëte, pourtant, c’est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres

lyriques d’Italie ont contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d’œuvre shakespearien !

Le musicien, toutefois, a su rendre fort belle une des principales situations ; à la fin d’un acte, les deux amants, séparés de force par leurs parents furieux, s’échappent un instant des bras qui les retenaient et s’écrient en s’embrassant : «Nous nous reverrons

aux cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une phrase d’un mouvement vif, passionné, pleine d’élan et chantée à l’unisson par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble comme une seule, symbole d’une union parfaite, donnent à la mélodie une force d’impulsion extraordinaire ; et, soit par l’encadrement de la phrase mélodique et la manière

dont elle est ramenée, soit par l’étrangeté bien motivée de cet unisson auquel on est loin de s’attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j’avoue que j’ai été remué à l’improviste et que j’ai applaudi avec transport. On a singulièrement abusé, depuis lors, des duos à l’unisson. — Décidé à boire le calice jusqu’à la lie, je voulus, quelques jours après,

entendre la Vestale de Paccini. Quoique ce que j’en connaissais déjà m’eût bien prouvé qu’elle n’avait de commun avec l’œuvre de Spontini que le titre, je ne m’attendais à rien de pareil... Licinius était encore joué par une femme... Après quelques instants d’une pénible attention, j’ai dû m’écrier, comme Hamlet : «Ceci est de l’absinthe !» et ne me sentant pas

capable d’en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m’a si fort endommagé le gros orteil que je m’en suis ressenti pendant trois jours. — Pauvre Italie !... Au moins, va-t-on me dire, dans les églises, la pompe musicale doit-être digne des cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie !... On verra plus

tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien : en attendant, voilà ce que j’ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

John Galsworthy
John Galsworthy

Mais la nuit, et pendant ses instants de loisir, il était ravagé par la pensée que le temps volait toujours, que la dépense ne cessait de croître, et que son avenir restait aussi incertain que jamais. (p. 263)

François Mauriac
François Mauriac

Fuir... Mais les chasseurs d'images ne me lâchaient pas. Toujours en avant-garde, ils surent atteindre sans moi cette forêt de la grande lande, à trente kilomètres de Malagar et où, dans le parc redevenu sauvage de Johanet, les pins de mes vacances d'enfant survivent encore. Quand je les eus rejoints, ce fut pour donner raison à leurs intuitions : oui, c'était bien ce chêne-là qui était

sacré pour nous ; j'appuie ma joue sur l'écorce à l'endroit où je posais mes lèvres, le dernier matin d'octobre, avant la rentrée. Oui, c'était bien l'Ile mystérieuse que je lisais dans cette édition d'Hetzel et que je lirai encore sur l'image qu'ils viennent de fixer.
Botté de caoutchouc, le photographe ne craignit pas d'entrer dans le lit de ce ruisseau, la Hure, plus sacré

encore pour nous que ne l'était le Chêne. Sans craindre de déranger quelque dieu inconnu, il foulait le sable immaculé que ride un courant éternel, celui qui entraînait, croyais-je, vers la mer, nos bateaux frêles, taillés dans une écorce de pin.
Le cours du temps que les chasseurs d'images ont eu l'illusion de remonter continue de rouler autour de moi ; il entraîne ce que la

pellicule a fixé : ces reflets d'un petit monde détruit depuis tant d'années, entre des millions d'autres petits mondes ; le pouvoir de résurrection que possède un écrivain pourrait s'appliquer à toutes les vies si, comme je le crois, il existe autant de paradis perdus qu'il y a eu d'enfances.
Peut-être l'art n'est-il qu'une tentative prométhéenne de fixer ce qui, par un décret

des puissances suprêmes, doit être entraîné et anéanti. Peut-être ce que Baudelaire croyait être le plus haut témoignage que nous puissions donner de notre dignité, apparaît-il au contraire à l'Etre infini comme un effort dérisoire pour contrecarrer ses desseins. L'oubli est la loi inéluctable contre laquelle désespérément nous nous insurgeons, écrivains, musiciens, peintres,

chasseurs d'images. A l'endroit où, botté de caoutchouc, le photographe était entré dans le lit de la Hure, aucune trace n'a subsisté de son passage d'un instant. Le sable est aussi pur entre les longues mousses que fait bouger à peine le courant qui murmurait déjà au temps du prince Noir et qui ne s'arrêtera jamais de couler. Tout est là encore sous mon regard de ce que la pellicule a

fixé, et rien n'en demeure puisque, lointains ou proches, les instants sont toujours ce qui n'est plus + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          60

Patrick Senécal
Patrick Senécal

Vendredi après-midi, autoroute vingt, direction Montréal. Pour ajouter à la gaieté du trajet, une pluie froide délave le morne paysage.
À la hauteur de Saint-Eugène, je vois mon auto-stoppeur, toujours aussi immobile, le pouce levé à la hauteur des hanches. Seule différence : il a rabattu son capuchon sur sa tête. Je consulte ma montre : treize heures vingt, comme la semaine

dernière. C'est vrai qu'il est ponctuel. Moi aussi, d'ailleurs. Est-ce qu'inconsciemment je ne cherchais pas à le revoir ?
Déjà content à l'idée de lui parler pendant les dix prochaines minutes, je m'arrête sur l'accotement. Lorsqu'il s'assoit à mes côtés, tout trempé, il me lance un regard surpris et amusé.
- Tiens, tiens... Il me semble que je t'ai déjà vu, toi ? qu'il

me lance en enlevant son capuchon.
Je lui tends la main.
- C'est drôle, j'ai la même impression.
Il me serre la pince en souriant, de bonne humeur, comme s'il était vraiment heureux de tomber sur moi, et j'avoue que je me sens bêtement flatté.
Je retourne sur la route. Mon passager abaisse son capuchon en soupirant. Il se plaint quelques instants de la pluie froide

automnale, mais je vois que cela ne le contrarie pas vraiment. En fait, il me donne l'impression de posséder un moral à toute épreuve.
- Merci de me donner un lift pour la deuxième fois, Étienne.
Il se souvient de mon nom. J'en profite pour lui demander le sien.
- C'est vrai, je te l'ai pas dit...
Un court silence, puis je l'entends prononcer :
- Alex. Alex

Salvail.
J'ai alors l'impression qu'il me regarde et je tourne la tête. Effectivement, Alex m'observe attentivement, le visage calme mais le regard particulièrement pénétrant.
- Ça te dit quelque chose ? me demande-t-il.
- Non... Ça devrait ?
- Je pense que oui...
Je réfléchis en fixant la route. Alex Salvail... Ce nom ne provoque-t-il pas un vague écho dans

ma mémoire ? Ou bien est-ce que je veux tout
simplement me convaincre qu'il ne m'est pas inconnu ?
- Non... Non, je ne vois pas...
- C'est le pouceux que t'as embarqué mardi passé...
Et il éclate de son rire assourdissant, déroutant mais sincère. Je reviens à la route, amusé.
On discute de choses banales pendant une ou deux minutes, puis il en vient à mon

enseignement :
- Ton cours de littérature d'horreur, là...
- Littérature fantastique.
- Ouais, fantastique. Tes étudiants aiment ça ?
Je lui explique que de jeunes étudiants de dix-sept ans ne sont jamais réputés pour leur déferlement d'enthousiasme, mais qu'ils ont l'air d'apprécier, surtout mon groupe en lettres, le mercredi matin.
- Ça t'intéresse,

Alex, la littérature fantastique ?
- Moi ?
Il renifle, essuie son nez avec un mouchoir.
- Je lis pas vraiment. Je suis pas très intellectuel... Mais j'imagine que ça doit être intéressant.
- Ça l'est beaucoup.
- L'autre jour, tu m'expliquais que tu t'attardais surtout sur, heu... les enfants, je pense ?
J'approuve et, de nouveau, lui explique à quel point

je trouve cette thématique riche. Il me demande pourquoi. Je le sens attentif, intéressé. Vraiment, je n'ai jamais eu tant de facilité à parler avec quelqu'un que je connais si peu.
- Le contraste entre l'innocence et l'horreur, que je réponds. J'essaie de montrer à mes étudiants comment cette contradiction est fascinante.
- L'innocence ?
- Oui. L'enfant, c'est le symbole

même de l'innocence.
- Vraiment ?
Il dit ça d'un ton dubitatif. Je le regarde rapidement. Il me considère avec son air ironique et, tout à coup, un nouvel écho plane dans mon crâne, non pas provoqué par son nom mais par son visage, par cette expression moqueuse.
- Tu penses vraiment que les enfants représentent l'innocence ?
Je lui réponds que oui. L'enfant

n'est-il pas une forme d'idéal pur, avant la corruption de l'âge adulte ?
- Non, je suis pas d'accord.
Il dit cela doucement, mais avec une telle assurance que je ne trouve rien à répliquer.
- Les enfants sont cruels, Étienne. Ben cruels.
L'argument ne m'apparaît pas très convaincant. Évidemment, les jeunes sont égoïstes, belliqueux, compétitifs, mais tout ça

est tout de même assez inoffensif, non ?
- Je parle pas de ça. Je parle de vraie cruauté.
J'attends la suite. Toute trace de raillerie a disparu de la voix d'Alex, maintenant plus sérieux.
- Les enfants sont curieux de nature, pis certains sont prêts à aller ben loin pour satisfaire leur curiosité. Qu'est-ce que tu penses qui est le plus fascinant pour un enfant ?
Je

fixe la route comme si une réponse allait surgir au milieu de la chaussée. Étrange situation. Alors que c'est moi le professeur, j'ai l'impression que c'est Alex qui me donne un cours. Cela me vexe un peu et je cherche une réponse intelligente.
- La mort ?
Il émet un gloussement quelque peu condescendant, et cela me déplaît. Pourtant, je veux poursuivre cette conversation, même

si elle doit égratigner mon orgueil de prof.
- Pas la mort, que je l'entends me répondre. Ça, c'est l'obsession des adultes.
Courte pause, puis il poursuit :
- La plus grande source de curiosité des enfants, c'est le mal. Ils en entendent parler tout le temps.
Sa voix change, devient soudain nasillarde, caricaturée. Je comprends qu'il imite le prototype du parent

contrôlant :
- « Touche pas ça, c'est mal ! Va pas là, tu vas te faire mal ! Dis pas ça, c'est pas bien, c'est mal ! Fais pas de mal à tes amis ! Lui, c'est un méchant monsieur, il fait toujours du mal ! »
Je ricane, amusé par l'imitation. Je l'entends poursuivre de sa voix normale :
- Dire à un enfant que quelque chose est mal, c'est le meilleur moyen pour éveiller sa

curiosité.
- Tout le monde sait ça, fais-je remarquer.
- Oui, mais tout le monde le fait pareil. Pis si l'enfant décide d'essayer quelque chose d'interdit pour justement voir ce qu'il y a de mal là-d'dans...
Il renifle, sort son mouchoir.
- ... c'est là qu'il peut devenir cruel.
Il se mouche. Pas con, son idée. Alex n'est peut-être pas un intellectuel, mais il

réfléchit, même si sa théorie est une généralité... disons... plus intuitive que scientifique.
- Mais la plupart des enfants ne se rendent pas très loin dans la cruauté, que je me sens obligé de préciser. Leurs petites expériences s'arrêtent au stade du démembrement d'une mouche, ce qui n'est vraiment pas alarmant.
- Oui, c'est vrai pour la plupart des enfants. Mais c'est

pas eux qui décident d'arrêter. C'est le monde autour, les adultes, la société qui finit par prendre ces enfants-là en main, en leur disant qu'il faut arrêter ces petits jeux cruels et devenir responsable. Pis les enfants, en interrompant leur exploration du mal, deviennent peu à peu des adultes sages et conformistes.
Alors là, il y va fort ! J'ouvre même la bouche pour le lui dire,

mais il continue sur sa lancée :
- C'est pour ça qu'on pense que les enfants sont purs. Parce qu'ils ont pas le temps de se rendre loin dans leurs jeux cruels. Pis ces histoires d'horreur que t'aimes tant, ça parle d'enfants qui, eux, se rendent plus loin que les autres.
Je lui demande s'il est sérieux, s'il pense vraiment tout ce qu'il vient de dire. Il m'assure que oui.
-

Pis je vais même te dire quelque chose d'autre...
J'entends le cuir de la banquette craquer, comme si mon interlocuteur changeait de position, et lorsqu'il se remet à parler, sa voix me semble plus proche.
- Je pense que les psychopathes, les maniaques, les tueurs en série, ce sont des adultes qui retrouvent leur curiosité d'enfance. Maintenant qu'ils ont plus de parents pour les

en empêcher, ils reprennent leurs petits jeux là où ils les avaient laissés... pis ils vont plus loin.
Je voudrais éclater de rire tant cette idée me paraît extravagante, mais aucun son ne sort de ma bouche. Alex ajoute :
- Les enfants dans les histoires d'horreur fascinent les gens parce qu'ils nous rappellent ce qu'on a déjà été... Ou, plutôt, ce qu'on aurait pu

être...
Je n'ai plus envie de rire et je tourne la tête vers Alex, légèrement troublé. Mais quand je le vois avec son large sourire, les mains croisées sur les genoux, le regard joyeux, tout malaise me quitte instantanément.
- Qu'est-ce que t'en penses ? me demande-t-il fièrement.
- J'en pense que c'est toi qui devrais donner mon cours, tu rendrais les étudiants malades

de peur.
Il se marre et son rire tonitruant fait plaisir à entendre. Il m'assure qu'il serait un très mauvais prof : trop brouillon, trop désorganisé, trop impatient.
- Et tu n'as jamais lu de livres fantastiques ? que je m'étonne. Après tout ce que tu viens de me dire, c'est dur à croire.
- J'ai vu quelques films d'horreur qui mettaient en vedette des enfants.
Puis,

après une pause, il s'excuse d'avoir été si loquace. Peut-être a-t-il eu l'air prétentieux. Je l'assure que non et je suis sincère : je ne lui tiens plus du tout rigueur de son petit air supérieur de tout à l'heure.
- Je vais peut-être même me servir dans mon cours d'une ou deux choses que tu as dites.
Ces paroles m'étonnent. Est-ce que je le pense vraiment ? Ai-je vraiment

l'intention d'utiliser les théories intéressantes, certes, mais quelque peu farfelues, de mon passager ? Lui-même, comme s'il était conscient de ma propre exagération, s'oppose en disant qu'il n'y a rien de très rigoureux dans tout ça, que ce ne sont que des opinions personnelles.
Deux minutes plus tard, je m'arrête près de la sortie de Saint-Valérien.
- Encore merci,

Étienne ! On dirait presque que t'es mon chauffeur !
Cette remarque me donne une idée que je saisis au vol sans prendre le temps de l'examiner. Si Alex le désire, on peut poursuivre ce petit rituel deux fois par semaine, tous les mardis soir et tous les vendredis après-midi. Pour autant que nous soyons toujours aussi ponctuels. Mais pas question de nous attendre : si une voiture le prend

avant que je passe, il monte. De mon côté, si je passe et qu'il n'est pas au rendez-vous, je continue. Alex se caresse le menton, manifestement intéressé.
- Je te préviens : je suis très ponctuel.
- Moi aussi.
Nous nous serrons la main, ravis tous les deux. Il y a de la chaleur dan + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          40

Patrick Senécal
Patrick Senécal

Je lui raconte brièvement l'état de Roy. Curieusement, parler me fait du bien et même si mon mal de ventre est toujours là, il devient supportable. Archambeault m'écoute attentivement. Je n'irais pas jusqu'à dire que mon récit le passionne, mais son masque d'impassibilité se teinte d'une légère curiosité. A la fin, il réfléchit quelques instants et demande : — Pis quand vous l'avez

trouvé, il avait commencé un roman qui racontait mon histoire? — Pas vraiment votre histoire, mais ça y ressemblait beaucoup. Un policier qui se prépare à tuer des enfants, à ce qu'on m'a dit... — Mais moi, j'avais rien préparé. Ç'a été une impulsion, c'est tout. Ce sang-froid, ce terrible sang-froid...