Novalis, le Touchant
Cette valorisation substantielle qui fait de l’eau un lait inépuisable, le lait de la nature Mère, n’est pas la seule valorisation qui marque l’eau d’un caractère profondément féminin. Dans la vie de tout homme, ou du moins dans la vie rêvée de tout homme, apparaît la seconde femme l’amante ou l’épouse. La seconde femme va aussi être
projetée sur la nature. A côté de la mère-paysage prendra place la femme-paysage. Sans doute les deux natures projetées pourront interférer ou se recouvrir. Mais il est des cas où l’on pourra les distinguer. Nous allons donner un cas où la projection de la femme-nature est très nette. En effet, un rêve de Novalis va nous apporter de nouvelles raisons pour affirmer le substantialisme
féminin de l’eau.
Après avoir trempé ses mains et humecté ses lèvres dans un bassin rencontré en son rêve, Novalis est pris d’un « désir insurmontable de se baigner ». Aucune vision ne l’y invite. C’est la substance même qu’il a touchée de ses mains et de ses lèvres qui l’appelle. Elle l’appelle matériellement, en vertu, semble-t-il, d’une participation
magique. Le rêveur se déshabille et descend dans le bassin. Alors seulement les images viennent, elles sortent de la matière, elles naissent, comme d’un germe, d’une réalité sensuelle primitive, d’une ivresse qui ne sait pas encore se projeter « De toutes parts surgissaient des images inconnues qui se fondaient, également, l’une dans l’autre, pour devenir des êtres visibles et
entourer [le rêveur], de sorte que chaque onde du délicieux élément se collait à lui étroitement ainsi qu’une douce poitrine. Il semblait que dans ce flot se fût dissous un groupe de charmantes filles qui, pour un instant, redevenaient des corps au contact du jeune homme. » Page merveilleuse d’une imagination profondément matérialisée, où l’eau, – en son volume, en sa masse,
– et non plus dans la simple féerie de ses reflets, apparaît comme de la jeune fille dissoute, comme une essence liquide de jeune fille, « eine Auflösung reizender Mädchen ». Les formes féminines naîtront de la substance même de l’eau, au contact de la poitrine de l’homme, quand, semble-t-il, le désir de l’homme se précisera. Mais la substance voluptueuse existe avant les formes
de la volupté. Nous méconnaîtrions un des caractères singuliers de l’imagination de Novalis, si nous lui attribuions trop rapidement un complexe du Cygne. II faudrait pour cela avoir la preuve que les images primitives sont les images visibles. Or, il ne semble pas que les visions soient actives. Les charmantes jeunes filles ne tardent pas à se redissoudre dans l’élément et le rêveur
« enivré de ravissement » continue son voyage sans vivre aucune aventure avec les jeunes filles éphémères. Les êtres du rêve, chez Novalis, n’existent donc que lorsqu’on les touche, l’eau devient femme seulement contre la poitrine, elle ne donne pas des images lointaines. Ce caractère physique très curieux de certains rêves novalisiens nous semble mériter un nom. Au lieu de dire
que Novalis est un Voyant qui voit l’invisible, nous dirions volontiers que c’est un Touchant qui touche l’intouchable, l’impalpable, l’irréel. Il va plus au fond que tous les rêveurs. Son rêve est un rêve dans un rêve, non pas dans le sens éthéré, mais dans le sens de la profondeur. Il s’endort dans son sommeil même, il vit un sommeil dans le sommeil. Qui n’a pas désiré,
sinon vécu, ce deuxième sommeil, dans une crypte plus cachée ? Alors les êtres du rêve s’approchent davantage de nous, ils viennent nous toucher, ils viennent vivre dans notre chair, comme un feu sourd. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie         20