Les trois coups annonçant qu’on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l’orchestre. Nous nous taisions aussitôt en attendant avec un sourd battement de cœur le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino. L’ouverture commencée, il ne fallait pas qu’un de nos voisins s’avisât de parler, de fredonner ou de battre la
mesure ; nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d’un amateur : «Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d’entendre monsieur !»
Connaissant à fond la partition qu’on exécutait, il n’était pas prudent non plus d’y rien changer ; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de
cette nature prise avec les grands maîtres. Je n’allais pas attendre pour protester froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie ; oh ! non, c’est en face du public, à haute et intelligible voix, que j’apostrophais les délinquants. Et je puis assurer qu’il n’y a pas de critique qui porte coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s’agissait d’Iphigénie en Tauride,
j’avais remarqué à la représentation précédente qu’on avait ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en si mineur, où Gluck n’a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand récitatif d’Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition, n’avaient pas été exécutées.
J’avais résolu, si les mêmes fautes se reproduisaient, de les signaler. Lors donc que le ballet des Scythes fut commencé, j’attendis mes cymbales au passage, elles se firent entendre comme la première fois dans l’air que j’ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins cependant jusqu’à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court moment de silence qui le sépare du morceau
suivant, je m’écriai de toute la force de ma voix :
«Il n’y a pas de cymbales là-dedans ; qui donc se permet de corriger Gluck[16] ?»
On juge de la rumeur ! Le public qui ne voit pas très-clair dans toutes ces questions d’art, et à qui il était fort indifférent qu’on changeât ou non l’instrumentation de l’auteur, ne concevait rien à la fureur de ce
jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte, la suppression des trombones du monologue d’Oreste, ayant eu lieu comme je le craignais, la même voix fit entendre ces mots : «Les trombones ne sont pas partis ! C’est insupportable !» + Lire la suiteCommenter  J’apprécie         00