Gracchus Babeuf
Gracchus Babeuf

C'est la grande propriété qui a inventé et soutient le trafic des blancs et des noirs qui vend et achète les hommes… C'est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceau de pain.

Suzanne Curchod
Suzanne Curchod

Fort recherchée pour son esprit et sa beauté, elle avait institué à Lausanne, que sa famille était venue habiter pour elle, une Académie des Eaux où la jeunesse des deux sexes se livrait à des exercices littéraires que ne distinguait pas toujours la simplicité. Sous les auspices de Thémire — c’est le nom qu’elle s’était donné, — les cimes alpestres qui couronnent le lac de

Genève et les riantes campagnes du pays de Vaud avaient vu renaître les fictions de l’ Astrée jadis enfantées dans la fièvre des grandes villes. Cette éducation à la fois simple et hardie, grave et aimable, fondée sur une large base d’études et ouverte à toutes les inspirations, même à celles de la fantaisie, avait été également celle de Germaine. Toute jeune, Germaine avait sa

place aux vendredis de sa mère, sur un petit tabouret de bois où il lui fallait se tenir droite sans défaillance; elle entendait discourir sur la vertu, les sciences, la philosophie, Marmontel, Morellet, D’Alembert, Grimm, Diderot, Naigeon, Thomas, Buffon, se prêtait aux questions qu’on prenait plaisir à lui adresser, — non sans chercher parfois à l’embarrasser, — et se faisait

rarement prendre en défaut. Mme Necker lui apprenait les langues, la laissait lire à son gré, la conduisait à la comédie. À onze ans elle composait des éloges, rédigeait des analyses, jugeait l’ Esprit des lois; l’abbé Raynal voulait lui faire écrire, pour son Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, un morceau sur la révocation

de l’Édit de Nantes; elle adressait à son père, à l’occasion du Compte rendu de 1781, un mémoire où son style la trahissait. La poésie n’avait pas pour elle moins d’attraits. Envoyée à la campagne pour rétablir sa santé loin des livres et des entretiens, elle parcourait les bosquets avec son amie, Mlle Huber, vêtue en nymphe, déclamait des vers, composait des drames

champêtres et des élégies.

Claude Debussy
Claude Debussy

L'attrait qu'exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foule vers les jeux du cirque. On espère toujours qu'il va se passer quelque chose de dangereux : M. Ysaye va jouer du violon en prenant M. Colonne sur ses épaules, ou bien M. Pugno terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents…

Boris Johnson
Boris Johnson

Les victoriens ont inventé ou codifié tous les types de jeux ou de sports. C'est le goût, l'imagination et le dynamisme des victoriens qui ont donné forme à la ville que nous connaissons aujourd'hui. Regardez l'architecture exubérante de Londres, depuis la Cour de Justice à l'Albert Memorial, en passant par le Muséum d'histoire naturelle. Il n'est pas surprenant que les gens adorent

l'architecture victorienne avec ses couleurs, sa complexité et sa chaleur.
Regardez les splendides lambris dorés du Parlement, puis ensuite le béton et l'acier, gris et stérile, du quartier de l'hôtel de ville de Londres. Comparez, et vous allez pleurer. On aimerait tous vivre dans des maisons victoriennes avec grattoir à l'entrée, fronton classique et coquet jardin à l'arrière.

Chaque jour, on envoie nos eaux usées dans de gigantesques égouts percés sous la ville à l'époque victorienne par Joseph Balzagette. On descend dans des stations de métro construites par les victoriens avant qu'aucun autre train souterrain n'ait jamais vu le jour, et l'on passe dans des tunnels qu'ils ont percés. Quand le métro arrive à une station, on observe, presque toujours, un

morceau d'archéologie industrielle victorienne. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          50

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les autres villages semblables sont totalement dépourvus ; c’est une auberge ou quelque chose d’approchant. On peut y loger et y vivre passablement. L’homme riche du pays, il signor Vincenzo, reçoit et héberge de son mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la plus honorable sympathie, mais

qu’il assassine de questions sur la politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est assez insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu’il n’a pas quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, en vous voyant entrer, son interrogatoire, et, fussiez-vous exténué, mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n’obtiendrez

pas un verre de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano et vingt autres villages dont le nom m’échappe, se présentent presque uniformément sous le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres appliquées, comme des nids d’hirondelles, contre des pics stériles presque inabordables ;

toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent les étrangers en criant : Pittore ! pittore ! Inglese ! mezzo baiocco[53] ! (Pour eux, tout étranger qui vient les visiter est peintre ou Anglais). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des gradins informes, à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des hommes oisifs qui vous regardent d’un air singulier ; des femmes, conduisant des

cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du pays ; de jeunes filles, la tête chargée d’une lourde cruche de cuivre ou d’un fagot de bois mort ; et tous si misérables, si tristes, si délabrés, si dégoûtants de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d’éprouver à leur aspect autre chose qu’un

sentiment de pitié. Et pourtant, je trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à la main, ou même sans fusil.

Lorsqu’il s’agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j’avais soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient assez la convoitise des Abruzzais pour leur donner l’idée d’en détacher le propriétaire,

au moyen de quelques balles envoyées à sa rencontre par d’affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière un vieux mur.

À force de fréquenter les villages de ces braves gens, j’avais fini par être très-bien avec eux. Crispino surtout m’avait pris en affection ; il me rendait toutes sortes de services ; il me procurait non-seulement des tuyaux de pipe parfumés,

d’un goût exquis[54], non-seulement du plomb et de la poudre, mais des capsules fulminantes, même des capsules ! dans ce pays perdu, dépourvu de toute idée d’art et d’industrie. De plus, Crispino connaissait toutes les ragazze bien peignées à dix lieues à la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, celles de leurs parents et de leurs amants ; il

avait une note exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.

Cette affection, du reste, était motivée ; j’avais, une nuit, dirigé une sérénade qu’il donnait à sa maîtresse ; j’avais chanté avec lui pour la jeune louve, en nous accompagnant de la chitarra francese, une chanson alors en vogue,

parmi les élégants de Tivoli ; je lui avais fait présent de deux chemises, d’un pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière un jour qu’il me manquait de respect[55].

Crispino n’avait pas eu le temps d’apprendre à lire, et il ne m’écrivait jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il venait à Rome. Qu’était-ce,

en effet qu’une trentaine de lieues per un bravo comme lui. Nous avions l’habitude, à l’Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier (j’avais quitté les montagnes en octobre, je m’ennuyais donc depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j’aperçois devant moi un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait

attendre très-honnêtement mon réveil.

— Tiens ! Crispino ! qu’es-tu venu faire à Rome ?

— Sono venuto... per vederlo !

— Oui pour me voir, et puis ?

— Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione...

— Quelle occasion ?

— Per dire la verità... mi manca... il danaro.

— À

la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle dire vraiment la verità. Ah ! tu n’as pas d’argent ! et que veux-tu que j’y fasse, birbonnaccio ?

— Per Bacco, non sono birbone !

Je finis sa réponse en français :

— «Si vous m’appelez gueux parce que je n’ai pas le sou, vous avez raison ; mais si c’est parce que j’ai été deux ans à

Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On ne m’a pas envoyé aux galères pour avoir volé, mais bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers (forestieri).»

Mon ami se flattait assurément ; il n’avait peut-être pas tué seulement un moine ; mais enfin, on voit qu’il avait le sentiment de l’honneur. Aussi, dans

son indignation, n’accepta-t-il que trois piastres, une chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j’eusse mis mes bottes pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, d’un coup de pierre reçu à la tête, dans une rixe.

Nous reverrons-nous dans un monde meilleur ?...

XXXIX

La vie du musicien à Rome. — La musique dans

l’église de Saint-Pierre. — La chapelle Sixtine. — Préjugé sur Palestrina. — La musique religieuse moderne dans l’église de Saint-Louis. — Les théâtres lyriques. — Mozart et Vaccaï. — Les pifferari. — Mes compositions à Rome.

Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et s’y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences

d’artiste, il n’en est pas de plus triste que celle d’un musicien étranger, condamné à l’habiter, si l’amour de l’art est dans son cœur. Il y éprouve un supplice de tous les instants, dans les premiers temps, en voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice musical élevé par son imagination, s’écrouler devant la plus désespérante des réalités ; ce

sont, chaque jour, de nouvelles expériences qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les autres arts pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de l’éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit la musique réduite au rôle d’une esclave dégradée, hébétée par la misère et chantant, d’une voix usée, de stupides poëmes

pour lesquels le peuple lui jette à peine un morceau de pain. C’est ce que je reconnus facilement au bout de quelques semaines. À peine arrivé, je cours à Saint-Pierre... immense ! sublime ! écrasant !... voilà Michel-Ange, voilà Raphaël, voilà Canova ; je marche sur les marbres les plus précieux, les mosaïques les plus rares... Ce silence solennel... cette fraîche atmosphère... ces

tons lumineux si riches et si harmonieusement fondus... Ce vieux pèlerin, agenouillé seul, dans la vaste enceinte... Un léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j’eus peur... il me sembla que c’était là réellement la maison de Dieu et que je n’avais pas le droit d’y entrer. Réfléchissant que de faibles

créatures comme moi étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et d’audace, je sentis un mouvement de fierté, puis, songeant au rôle magnifique que devait y jouer l’art que je chéris, mon cœur commença à battre à coups redoublés. Oh ! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants, tout cela

n’est que le corps du monument ; la musique en est l’âme ; c’est par elle qu’il manifeste son existence, c’est elle qui résume l’hymne incessant des autres arts, et de sa voix puissante le porte brûlant aux pieds de l’Éternel. Où donc est l’orgue ?... L’orgue, un peu plus grand que celui de l’Opéra de Paris, était sur des roulettes ; un pilastre le dérobait à ma vue.

N’importe, ce chétif instrument ne sert peut-être qu’à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs ?... Me rappelant alors la petite salle du Conservatoire, que l’église de Saint-Pierre contiendrait cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de quatre-vingt-dix voix y était employé

journellement, les choristes de Saint-Pierre ne devaient se compter que par milliers. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

XXXVI

La vie de l’Académie. — Mes courses dans les Abruzzes. — Saint-Pierre. — Le spleen. — Excursions dans la campagne de Rome. — Le carnaval. — La place Navone.

J’étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l’Académie. Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, annonce l’heure des repas. Chacun

d’accourir alors dans le costume où il se trouve ; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre glaise, les pieds en pantoufles, sans cravate, enfin dans le délabrement complet d’une parure d’atelier. Après le déjeuner, nous perdions ordinairement une heure ou deux dans le jardin, à jouer au disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles

qui habitent le bois de lauriers ou à dresser de jeunes chiens. Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient plutôt d’un excellent camarade que d’un sévère directeur, prenait part fort souvent. Le soir, c’était la visite obligée au café Greco, où les artistes français non attachés à l’Académie, que nous appelions les hommes d’en bas, fumaient

avec nous le cigare de l’amitié, en buvant le punch du patriotisme. Après quoi, tous se dispersaient... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je m’y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble autour d’un petit jet d’eau

qui, en retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du Freyschütz, d’Obéron, les chœurs énergiques d’Euryanthe, ou des actes entiers d’Iphigénie en Tauride, de la Vestale ou de Don Juan ; car je dois dire, à la louange de mes commensaux de l’Académie, que leur goût musical était des moins

vulgaires.

Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions concerts anglais, et qui ne manquait pas d’agrément, après les dîners un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant tant bien que mal quelque air favori, s’arrangeaient de manière à en avoir tous un différent ; pour obtenir la plus grande variété possible, chacun

d’ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le spirituel et savant architecte, chantait sa chanson de la Colonne, Dantan celle du Sultan Saladin, Montfort triomphait dans la marche de la Vestale, Signol était plein de charmes dans la romance Fleuve du Tage, et j’avais quelque succès dans l’air si tendre et si naïf Il pleut bergère. À un signal donné, les concertants

partaient les uns après les autres, et ce vaste morceau d’ensemble à vingt-quatre parties s’exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les barbiers de la place d’Espagne, souriant d’un air narquois sur le seuil de leur boutique, se renvoyaient l’un à l’autre cette naïve exclamation : Musica

francese !

Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On pense bien que les pensionnaires n’avaient garde d’y manquer. La journée du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des courses plus

ou moins longues dans les environs de Rome. C’étaient Ponte Molle, où l’on va boire une sorte de drogue douceâtre et huileuse, liqueur favorite des Romains, qu’on appelle vin d’Orvieto ; la villa Pamphili ; Saint-Laurent hors les murs ; et surtout le magnifique tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d’interroger longuement le curieux écho, pour s’enrouer et avoir le

prétexte d’aller se rafraîchir dans une osteria qu’on trouve à quelques pas de la, avec un gros vin noir rempli de moucherons.

Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre de plus longs voyages, d’une durée indéterminée, à la condition seulement de ne pas sortir des États romains, jusqu’au moment où le règlement les autorise à visiter

toutes les parties de l’Italie. Voilà pourquoi le nombre des pensionnaires de l’Académie n’est que fort rarement complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les sculpteurs trouvant Raphaël et Michel-Ange à Rome, sont ordinairement les moins pressés d’en sortir ; les temples de Pestum, Pompéi,

la Sicile, excitent vivement, au contraire, la curiosité des architectes ; les paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les montagnes. Pour les musiciens, comme les différentes capitales de l’Italie leur offrent toutes a peu près le même degré d’intérêt, ils n’ont pour quitter Rome d’autres motifs que le désir de voir et l’humeur inquiète, et rien que leurs

sympathies personnelles ne peut influer sur la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de la liberté qui nous était accordée, je cédais a mon penchant pour les explorations aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l’ennui de Rome me desséchait le sang. Sans cela, je ne sais trop comment j’aurais pu résister à la monotonie d’une pareille existence. On conçoit, en effet,

que la gaieté de nos réunions d’artistes, les bals élégants de l’Académie et de l’Ambassade, le laisser-aller de l’estaminet, n’aient guère pu me faire oublier que j’arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et que je me trouvais tous d’un coup sevré de musique, de théâtre[47], de littérature[48], d’agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.

Il

ne faut pas s’étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui, seule, poétise la nouvelle, n’ait pas suffi pour me dédommager de ce qui me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu’on a sans cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l’âme que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en excepter le Colysée ; le jour ou la

nuit, je ne le voyais jamais de sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson d’admiration. C’est si grand ! si noble ! si beau ! si majestueusement calme ! ! ! J’aimais à y passer la journée pendant les intolérables chaleurs de l’été. Je portais avec moi un volume de Byron, et m’établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d’une fraîche

atmosphère, d’un silence religieux, interrompu seulement à longs intervalles par l’harmonieux murmure des deux fontaines de la grande place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu’à mon oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie ; je suivais sur les ondes les courses audacieuses du Corsaire ; j’adorais profondément ce caractère à la fois inexorable et

tendre, impitoyable et généreux, composé bizarre de deux sentiments opposés en apparence, la haine de l’espèce et l’amour d’une femme.

Parfois, quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards autour de moi ; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d’idées ! ! ! Des cris de rage des

pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout à coup aux concerts des Séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude infinie du ciel... Puis, ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à chercher, sur le parvis du temple, la trace des pas du noble poëte...

— Il a dû venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je ; ses pieds ont foulé ce marbre, ses mains se sont

promenées sur les contours de ce bronze ; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles... paroles de tendresse et d’amour peut-être... Eh ! oui ! ne peut-il pas être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[49] ? femme admirable et rare, de qui il a été si complètement compris, si profondément aimé ! ! !... aimé ! ! !... poëte !... libre !... riche !...

Il a été tout cela, lui !... Et le confessionnal retentissait d’un grincement de dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m’arrêtant tout à coup, au milieu de l’église, je demeurai silencieux et immobile. Un paysan entra et vint tranquillement baiser

l’orteil de saint Pierre.

— Heureux bipède ! murmurai-je avec amertume que te manque-t-il ? tu crois et espères ; ce bronze que tu adores et dont la main droite tient aujourd’hui, au lieu de foudres, les clefs du Paradis, était jadis un Jupiter tonnant ; tu l’ignores, point de désenchantement. En sortant, que vas-tu chercher ? de l’ombre et du sommeil ; les madones des

champs te sont ouvertes, tu y trouveras l’une et l’autre. Quelles richesses rêves-tu ?... la poignée de piastres nécessaire pour acheter un âne ou te marier, les économies de trois ans y suffiront. Qu’est une femme pour toi ?... un autre sexe... Que cherches-tu dans l’art ?... un moyen de matérialiser les objets de ton culte et de t’exciter au rire ou à la danse. À toi, la Vierge

enluminée de rouge et de vert, c’est la peinture ; à toi, les marionnettes et Polichinelle, c’est le drame ; à toi, la musette et le tambour de basque, c’est la musique ; à moi, le désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et n’espère plus l’obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je m’aperçus que le jour

baissait. Le paysan était parti ; j’étais seul dans Saint-Pierre... je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui m’entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous bûmes je ne sais combien de bouteilles d’orvieto, en disant des absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions achetés d’un chasseur.

Ces messieurs trouvaient

ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j’en avais ressenti d’abord.

Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber qui nous rappelèrent des jouissances musicales auxquelles il ne + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

XXXIV

Drame. — Je quitte Rome. — De Florence à Nice. — Je reviens à Rome. — Il n’y a personne de mort.

On a vu des fusils partir qui n’étaient
pas chargés, dit-on. On a vu souvent
encore, je crois, des pistolets chargés
qui ne sont pas partis.

Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si

nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le lendemain de mon arrivée, s’était emparée de mon esprit, ne me laissait d’attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où je venais d’être si brusquement introduit. Je n’avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m’y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois

semaines avec une anxiété croissante ; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d’empêcher un coup de tête, en m’assurant qu’il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l’Académie si je quittais l’Italie, je m’obstinai à

rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l’architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d’un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m’occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma symphonie

fantastique, et j’ajoutai à ce morceau la Coda qui existe maintenant. Je n’avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j’allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu’on me présenta contenait une épître d’une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l’âge et du caractère que j’avais alors, qu’il se passa soudain en moi quelque

chose d’affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s’agissait de voler à Paris, où j’avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent[43]. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c’était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l’expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour,

on me connaissait... Je résolus de ne m’y présenter qu’avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n’ignorait pas le sujet du drame dont j’étais le principal acteur. En me voyant si pâle :

— Ah ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ?

— Voyez, lui dis-je, en lui tendant la lettre ; lisez.

— Oh ! c’est monstrueux,

répondit-il après avoir lu. Qu’allez-vous faire ?

L’idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir librement.

— Ce que je vais faire ? Je persiste à rentrer en France, mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.

— Oui, mon ami, vous avez raison, allez dans votre famille ; c’est là seulement que vous pourrez avec le temps,

oublier vos chagrins et calmer l’effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage !

— J’en ai ; mais il faut que je parte tout de suite ; je ne répondrais pas de moi demain.

— Rien n’est plus aisé que de vous faire partir ce soir ; je connais beaucoup de monde ici, à la police, à la poste ; dans deux heures j’aurai votre passe-port, et dans cinq

votre place dans la voiture du courrier. Je vais m’occuper de tout cela ; rentrez dans votre hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.»

Au lieu de rentrer, je m’achemine vers le quai de l’Arno, où demeurait une marchande de modes française. J’entre dans son magasin, et tirant ma montre :

— Madame, lui dis-je, il est midi ; je pars ce soir par le

courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc. ? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l’argent.

La marchande se consulte un instant et m’assure que tout sera prêt avant l’heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l’autre rive de l’Arno, à l’hôtel des

Quatre nations, où je logeais. J’appelle le premier sommelier :

— Antoine, je pars à six heures pour la France ; il m’est impossible d’emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre ; je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici l’adresse.»

Et prenant la partition de la scène du Bal[44] dont la coda n’était pas

entièrement instrumentée, j’écris en tête : Je n’ai pas le temps de finir ; s’il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d’exécuter ce morceau en l’absence de l’auteur, je prie Habeneck de doubler à l’octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d’écrire à plein orchestre les accords qui

suivent ; cela suffira pour la conclusion.

Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes ; j’avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement ; j’examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine ; et la

conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m’en vais attendre l’heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

À cinq heures, je retourne chez ma modiste ; on m’essaye ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop : une jeune ouvrière, assise devant le

comptoir s’en aperçoit et veut me le faire observer ; mais la maîtresse du magasin, jetant d’un geste rapide mes pièces d’or dans son tiroir, la repousse et l’interrompt par un :

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille ! croyez-vous qu’il ait le temps d’écouter vos sottises !» et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce :

«Mille remercîments, monsieur, j’augure bien du succès ; vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin ; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de

Benvenuto, et sa fameuse inscription : «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero[45]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J’avais la gorge et les dents serrées : je ne mangeais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta

les capsules et qu’il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

« — À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n’en veux pas aux brigands !»


Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d’une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j’étais de ce monde ou de l’autre, je m’aperçois d’un nouveau malheur : mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra santa et, en quittant celle qui nous amenait de Florence, j’y avais

oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres ! m’écriai-je, ne semble-t-il pas qu’un bon ange maudit veuille m’empêcher d’exécuter mon projet ! C’est ce que nous verrons !»

Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi ; le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau

costume ; on refuse de l’entreprendre ne pouvant l’achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu’elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu’elle essayera de me parer avant l’heure du départ.

Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne

voilà-t-il pas la police sarde qui s’avise, sur l’inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de m’enjoindre de passer par Nice !

« — Eh ! mon Dieu, visez pour Nice, qu’est-ce que cela me fait ? je passerai par

l’enfer si vous voulez, pourvu que je passe !...»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui

m’y ramenait ; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n’eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à merveille ?

Les gens passionnés sont charmants, ils s’imaginent que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu’elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à

cette opinion. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Il se peut qu’il n’y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l’uniforme galonné et la partie d’écarté sont bien dans le caractère de l’auteur de Lara ; en outre, le narrateur n’avait pas assez d’esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j’éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage

de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme ; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice ; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s’élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d’un courant qui règne le long

de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la nuit au point d’où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu’on découvrait sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse : «È Nizza, signore. Ancora Nizza. È sempre Nizza !» Je commençais à croire la gracieuse ville de

Nice douée d’une puissance magnétique, qui, si elle n’arrachait pas pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi qu’il arrive, au dire des matelots, quand on approche des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me tirer d’erreur. Le capitaine n’eut garde de

manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu et se couvrit de toile. Le vaisseau, pris en flanc, inclinait horriblement. Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m’avait alarmé dans les premiers moments ; mais, vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la Spezzia, la frénésie de cette tramontana devint telle, que les matelots eux-mêmes commencèrent à

trembler en voyant l’obstination du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C’était une tempête véritable, dont je ferai la description en beau style académique, une autre fois. Cramponné à une barre de fer du pont, j’admirais avec un sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant vénitien, dont j’ai parlé plus haut, examinait d’un œil sévère

le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en temps de sinistres exclamations : «C’est de la folie ! disait-il... quel entêtement ! cet imbécile va nous faire sombrer !... un temps pareil et quinze voiles étendues !» L’autre ne disait mot, et se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser et coucher presque

entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant terrible. Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les directions, le Vénitien s’élançant à la barre, prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée par l’événement et que l’instinct des

matelots, joint à l’imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d’entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s’agit pas de la madone, sacredieu ! s’écrie le commandant, au perroquet ! au perroquet ! tous au perroquet !» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales voiles

carguées ; le vaisseau se relevant à demi, permit alors d’exécuter les manœuvres de détail et nous fûmes sauvés.

Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l’aide d’une seule voile ; telle était la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l’hôtel de l’Aquila nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en apparence,

mais qui n’avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions d’échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand’peine que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d’un déjeuner improvisé.

Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie ; elle mérite d’être consignée. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Je viens de dire que j’avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l’auteur de cet hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m’écrivit la lettre suivante que j’ai précieusement conservée :

«Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz ; voulez-vous que

nous fassions connaissance ? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption ; dans la mienne, il n’y eut jamais qu’un feu de paille qui s’éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J’aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il

s’agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu’un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de l’air des champs. Je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de

l’honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l’habiller tout à neuf et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis qu’un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n’y fait rien de ce qu’il voudrait faire. Puis-je

me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d’autre, vous me mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance personnelle et le plaisir avec lequel je m’associe aux espérances que fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous cultivez ?

»rouget de

lisle.»

J’ai su plus tard que Rouget de Lisle, qui, pour le dire en passant, a fait bien d’autres beaux chants que la Marseillaise, avait en portefeuille un livret d’opéra sur Othello, qu’il voulait me proposer. Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre, je m’excusai auprès de lui en remettant à mon retour d’Italie la visite que je lui

devais. Le pauvre homme mourut dans l’intervalle. Je ne l’ai jamais vu.

Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, quand Lafayette eut présenté Louis-Philippe au peuple en le proclamant la meilleure des républiques, quand le tour fut fait enfin, la machine sociale recommençant à fonctionner, l’Académie des Beaux-Arts reprit ses travaux. L’exécution

de nos cantates du concours eut lieu (au piano toujours) devant les deux aréopages dont j’ai déjà fait connaître la composition. Et tous les deux, grâce à un morceau que j’ai brûlé depuis lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines m’accordèrent enfin, enfin, enfin... le premier prix. J’avais éprouvé de très-vifs désappointements aux concours précédents où je

n’avais rien obtenu, je ressentis peu de joie quand Pradier le statuaire, sortant de la salle des conférences de l’Académie vint me trouver dans la bibliothèque où j’attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main : «Vous avez le prix !» À le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que j’étais l’académicien et qu’il était le lauréat. Je ne tardai

pourtant pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur l’organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon amour-propre, mais elle représentait un succès officiel dont l’orgueil de mes parents serait certainement satisfait, elle me donnait une pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques ; c’était un diplôme, un titre, et

l’indépendance et presque l’aisance pendant cinq ans. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Le Théâtre des Nouveautés s’étant mis, depuis quelque temps, à jouer des opéras-comiques, avait un assez bon orchestre dirigé par Bloc. Celui-ci m’engagea à proposer ma nouvelle œuvre aux directeurs de ce théâtre et à organiser avec eux un concert pour la faire entendre. Ils y consentirent, séduits seulement par l’étrangeté du programme de la symphonie, qui leur parut devoir

exciter la curiosité de la foule. Mais, voulant obtenir une exécution grandiose, j’invitai au dehors plus de quatre-vingts artistes, qui, réunis à ceux de l’orchestre de Bloc, formaient un total de cent trente musiciens. Il n’y avait rien de préparé pour disposer convenablement une pareille masse instrumentale ; ni la décoration nécessaire, ni les gradins, ni même les pupitres. Avec

ce sang-froid des gens qui ne savent pas en quoi consistent les difficultés, les directeurs répondaient à toutes mes demandes à ce sujet : «Soyez tranquille, on arrangera cela, nous avons un machiniste intelligent.» Mais quand le jour de la répétition arriva, quand mes cent trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les mettre. J’eus recours à l’emplacement du

petit orchestre d’en bas. Ce fut à peine si les violons seulement purent s’y caser. Un tumulte, à rendre fou un auteur même plus calme que moi, éclata sur le théâtre. On demandait des pupitres, les charpentiers cherchaient à confectionner précipitamment quelque chose qui pût en tenir lieu ; le machiniste jurait en cherchant ses fermes et ses portants ; on criait ici pour des chaises,

là pour des instruments, là pour des bougies ; il manquait des cordes aux contre-basses ; il n’y avait point de place pour les timbales, etc., etc. Le garçon d’orchestre ne savait auquel entendre ; Bloc et moi nous nous mettions en quatre, en seize, en trente-deux ; vains efforts ! l’ordre ne put naître, et ce fut une véritable déroute, un passage de la Bérésina de musiciens.


Bloc voulut néanmoins, au milieu de ce chaos, essayer deux morceaux, «pour donner aux directeurs, disait-il, une idée de la symphonie.» Nous répétâmes comme nous pûmes, avec cet orchestre en désarroi, le Bal et la Marche au supplice. Ce dernier morceau excita parmi les exécutants des clameurs et des applaudissements frénétiques. Néanmoins, le concert n’eut pas lieu. Les

directeurs, épouvantés par un tel remue-ménage, reculèrent devant l’entreprise. Il y avait à faire des préparatifs trop considérables et trop longs ; ils ne savaient pas qu’il fallût tant de choses pour une symphonie.

Et tout mon plan fut renversé faute de pupitres et de quelques planches... C’est depuis lors que je me préoccupe si fort du matériel de mes concerts. Je

sais trop ce que la moindre négligence à cet égard peut amener de désastres. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00