Tristan Tzara
Tristan Tzara

L’HOMME APPROXIMATIF (extrait)
dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang
hebdomadaire poids accroupi sur ses muscles
tombé à l’intérieur de soi-même retrouvé
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous nous réjouirons au bruit des chaînes
que nous ferons sonner en nous avec les

cloches

quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière
nos nerfs sont des fouets entre les mains du temps
et le doute vient avec une seule aile incolore
se vissant se comprimant s’écrasant en nous
comme le papier froissé de l’emballage défait
cadeau d’un autre âge aux glissements des poissons d’amertume

les

cloches sonnent sans raison et nous aussi
les yeux des fruits nous regardent attentivement
et toutes nos actions sont contrôlées il n’y a rien de caché
l’eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte les doux fils des regards qui ont traîné
aux pieds des murs dans les bars léché des vies
alléché les faibles lié des tentations tari des

extases
creusé au fond des vieilles variantes
et délié les sources des larmes prisonnières
les sources servies aux quotidiens étouffements
les regards qui prennent avec des mains desséchées
le clair produit du jour ou l’ombrageuse apparition
qui donnent la soucieuse richesse du sourire
vissée comme une fleur à la boutonnière du matin
ceux

qui demandent le repos ou la volupté
les touchers d’électriques vibrations les sursauts
les aventures le feu la certitude ou l’esclavage
les regards qui ont rampé le long des discrètes tourmentes
usés les pavés des villes et expié maintes bassesses dans les aumônes
se suivent serrés autour des rubans d’eau
et coulent vers les mers en emportant sur

leur passage
les humaines ordures et leurs mirages

l’eau de la rivière a tant lavé son lit
que même la lumière glisse sur l’onde lisse
et tombe au fond avec le lourd éclat des pierres

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les soucis que nous portons avec nous
qui sont nos vêtements intérieurs
que nous mettons tous les

matins
que la nuit défait avec des mains de rêve
ornés d’inutiles rébus métalliques
purifiés dans le bain des paysages circulaires
dans les villes préparées au carnage au sacrifice
près des mers aux balayements de perspectives
sur les montagnes aux inquiètes sévérités
dans les villages aux douloureuses nonchalances
la main pesante sur

la tête
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous partons avec les départs arrivons avec les arrivées
partons avec les arrivées arrivons quand les autres partent
sans raison un peu secs un peu durs sévères
pain nourriture plus de pain qui accompagne
la chanson savoureuse sur la gamme de la langue
les couleurs déposent leur poids et

pensent
et pensent ou crient et restent et se nourrissent
de fruits légers comme la fumée planent
qui pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous marchons pour échapper au fourmillement des routes
avec un flacon de paysage une maladie une seule

une seule maladie que nous cultivons la mort
je sais que je porte la mélodie en moi et n’en ai pas peur
je porte la mort et si je meurs c’est la mort
qui me portera dans ses bras imperceptibles
fins et légers comme l’odeur de l’herbe maigre
fins et légers comme le départ sans cause
sans amertume sans dettes sans regret sans
les cloches sonnent

sans raison et nous aussi
pourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaîne
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous ferons sonner en nous les verres cassés
les monnaies d’argent mêlées aux fausses monnaies
les débris des fêtes éclatées en rire et en tempête
aux portes desquelles pourraient s’ouvrir les gouffres
les

tombes d’air les moulins broyant les os arctiques
ces fêtes qui nous portent les têtes au ciel
et crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu

je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruit en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
aux pieds des hommes pressés

courant avec leur morts autour de la mort qui étend ses bras
sur le cadran de l’heure seule vivante au soleil

le souffle obscur de la nuit s’épaissit
et le long des veines chantent les flûtes marines
transposées sur les octaves des couches de diverses existences
les vies se répètent à l’infini jusqu’à la maigreur atomique
et en haut si haut

que nous ne pouvons pas voir avec ces vies à côtés que nous ne voyons pas
l’utltra-violet de tant de voies parallèles
celles qui nous aurions pu prendre
celles par lesquelles nous aurions pu ne pas venir au monde
ou en être déjà partis depuis longtemps si longtemps
qu’on aurait oublié et l’époque et la terre qui nous aurait sucé la chair
sels et

métaux liquides limpides au fond des puits

je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous

Pour faire un poème dadaïste
Pour faire un poème dadaïstes
Prenez un journal
Prenez des oiseaux
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.

Découpez l’article.
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Copiez consciencieusement.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voici un écrivain infiniment original et d’une sensibilité

charmante, encore qu’incomprise du vulgaire.

La face intérieure (extrait)
Alors le feu partit entre les hommes
Espagne mère de tous ceux que la terre n’a cessé de mordre depuis que dans la mort ils ont cherché la cruauté de vivre
la force du soleil aux poutres des vieux pains

II n’y a pas de sourire qui n’ait fondu en sang
les cloches se

sont tues les yeux écarquillés
ce sont des poupées d’horreur qui mettent les enfants au lit
l’homme s’est dépouillé de la misère des mots
les champs montrent leurs crocs les maisons éteintes
celles restées debout dans les linceuls sèchent au soleil
disparaissez images de pitié sous les dents dénudées
les botes font sonner la monnaie des

traîtres…

J’aurais eu la clarté pour moi
Sur les routes de Joigny au soleil enlacé
que suis-je à l’abri d’une apparence en marche
onze ans de mort ont passé sur moi
et la bruyère n’a pas attendu le prix de sa fougue
n’a pas attendu la récompense de son calme
pour signifier à la vie les pompes du renouvellement
tandis que

rêche écorce montagne de rafales
j’ai dépassé en course l’immortalité de l’illusion…

pélamide
a e ou o youyouyou i e ou o youyouyou
drrrrrdrrrrdrrrrgrrrrgrrrrrgrrrrrrrr
morceaux de durée verte voltigent dans ma chambre
a e o i ii i e a ou ii ii ventre montre le centre je veux le prendre ambran bran bran et rendre centre des quatre
beng

bong beng bang où vas-tu iiiiiiiiupft
machiniste l’océan a o u ith
a o u ith i o u ath a o u ith o u a ith
les vers luisants parmi nous
parmi nos entrailles et nos directions
mais le capitaine étudie les indications de la boussole
et la concentration des couleurs devient folle
cigogne litophanie il y a ma mémoire et l’ocarina dans la pharmacie

sériciculture horizontale des bâtiments pélagoscopiques
la folle du village couve des bouffons pour la cour royale
l’hôpitale devient canal
et le canal devient violon
sur le violon il y a un navire
et sur le bâbord la reine est parmi les émigrants pour mexico

froid jaune
nous allons nuages parmi les esquimaux
embellir la

convalescence de nos pensées botaniques
sous les crépuscules tordus
ordure verdie vibrante
blan

j’ai rangé mes promesses confiserie hôtelier dans sa boutique
paulownias définitives
l’éloignement se déroule glacial et coupant comme une diligence éloignement pluvieux
adolescent
ailleurs sonore

piéton fiévreux et pourri

et
rompu et broderies réparables
je pensais à quelque chose de très scabreux
calendrier automnal dans chaque arbre
mon organe amoureux est bleu je suis mortel monsieur bleubleu

et du cadavre monte un pays étrange
monte monte vers les autres astronomies + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Apollonios de Rhodes
Apollonios de Rhodes

Attirés par la douceur de ses chants, les monstres marins et les poissons mêmes, sortant de leur retraite, s’élançaient tous ensemble à la surface de l’onde et suivaient en bondissant le vaisseau, comme on voit dans les campagnes des milliers de brebis revenir du pâturage en suivant les pas du berger qui joue sur son chalumeau un air champêtre.

Kama Sywor Kamanda
Kama Sywor Kamanda

Feu des rêves, dans le désir
Tu es l’ombre de l'arbre cerné de murmures.
Tu es l’onde démente du Corps céleste
Où s’explorent les flux de l'amour sacré.
La chair du miracle est pour toi
L’horizon ombragé par une brassée d‘éclairs,
La phrase est ta houle, poète,
Et le mot, ta vague de mer.
Flamme du savoir au fond des

ténèbres,
Hantise du vivant, rivière des espérances
Habitées par des mauvais génies,
Ton ciel, chargé de longs tourments
Répète le chant de nos foules.
Libérées des légendes terrestres,
Nos solitudes peuplent la pierre
Où l’orgueil se heurte à la prudence de vie.

à Andrée Chedid

Joachim du Bellay
Joachim du Bellay

Non autrement qu’on voit la pluvieuse nue
Des vapeurs de la terre en l’air se soulever,
Puis se courbant en arc, afin de s’abreuver,
Se plonger dans le sein de Téthys la chenue,

Et montant derechef d’où elle était venue,
Sous un grand ventre obscur tout le monde couver,
Tant que finablement on la voit se crever,
Or en pluie, or en neige,

or en grêle menue :

Cette ville qui fut l’ouvrage d’un pasteur,
S’élevant peu à peu, crut en telle hauteur
Que reine elle se vit de la terre et de l’onde :

Tant que ne pouvant plus si grand faix soutenir,
Son pouvoir dissipé s’écarta par le monde,
Montrant que tout en rien doit un jour devenir.

-SONNET 20-

Anna de Noailles
Anna de Noailles

Offrande à la nature


[…]

J’ai porté vos soleils ainsi qu’une couronne
Sur mon front plein d’orgueil et de simplicité,
Mes jeux ont égalé les travaux de l’automne
Et j’ai pleuré d’amour aux bras de vos étés.


Je suis venue à vous sans peur et sans prudence
Vous donnant ma raison pour le bien et le

mal,
Ayant pour toute joie et toute connaissance
Votre âme impétueuse aux ruses d’animal.


Comme une fleur ouverte où logent des abeilles
Ma vie a répandu des parfums et des chants,
Et mon cœur matineux est comme une corbeille
Qui vous offre du lierre et des rameaux penchants.


Soumise ainsi que l’onde où l’arbre se

reflète,
J’ai connu les désirs qui brûlent dans vos soirs
Et qui font naître au cœur des hommes et des bêtes
La belle impatience et le divin vouloir.


Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Oh ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour,
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure
Que ne visitent pas

la lumière et l’amour. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          10

Naoki Urasawa
Naoki Urasawa

… La zone située entre le sud de la préfecture de Wakayama et la préfecture d’Aichi est totalement inondée en raison de l’onde de tempête.

Christoph Ransmayr
Christoph Ransmayr

Et volent les vagues aux longues crinières
comme chevaux noirs lâchés sur l’onde amère…
Detlev Liliencron

Pierre Louÿs
Pierre Louÿs

Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres,
Miroirs de mon étoile, asiles éclairés,
Tes yeux plus solennels de se voir adorés,
Temple où le silence est le secret d’entendre.
Quelle île nous conçut des strophes de la mer ?
Onde où l’onde s’enroule à la houle d’une onde,
Les vagues de nos soirs expirent sur le monde
Et regonflent en

nous leurs eaux couleur de chair.

François Coppée
François Coppée

Promenades et intérieurs (suite)

XXI

N’est-ce pas ? ce serait un bonheur peu vulgaire
D’être, non pas curé, mais seulement vicaire
Dans un vieil évêché de province, très-loin,
Et d’avoir, tout au fond de la nef, dans un coin,
Un confessionnal recherché des dévotes.
On recevrait des fruits glacés et des compotes ;
On serait

latiniste et gourmand achevé ;
Et, par la rue où l’herbe encadre le pavé,
On viendrait tous les jours une heure à Notre-Dame,
Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.

XXII

Il a neigé la veille et, tout le jour, il gèle,
Le toit, les ornements de fer et la margelle
Du puits, le haut des murs, les balcons, le vieux banc,
Sont

comme ouatés, et, dans le jardin, tout est blanc.
Le grésil a figé la nature, et les branches
Sur un doux ciel perlé dressent leurs gerbes blanches.
Mais regardez. Voici le coucher du soleil.
A l’occident plus clair court un sillon vermeil.
Sa soudaine lueur, féerique, nous arrose
Et les arbres d’hiver semblent de corail rose.

XXIII

De la rue on entend sa plaintive chanson.
Pâle et rousse, le teint plein de taches de son,
Elle coud, de profil, assise à sa fenêtre.
Très-sage et sachant bien qu’elle est laide peut-être,
Elle a son dé d’argent pour unique bijou.
Sa chambre est nue, avec des meubles d’acajou.
Elle gagne deux francs, fait de la lingerie
Et jette un sou quand

vient l’orgue de Barbarie.
Tous les voisins lui font leur bonjour le plus gai
Qui leur vaut son petit sourire fatigué.

XXIV

Dans ces bals qu’en hiver les mères de famille
Donnent à des bourgeois pour marier leur fille,
En faisant circuler assez souvent, pas trop,
Les petits fours avec les verres de sirop,
Presque toujours la plus

jolie et la mieux mise,
Celle qui plaît et montre une grâce permise,
Est sans dot, – voulez-vous en tenir le pari ? –
Et ne trouvera pas, pauvre enfant, un mari.
Et son père, officier en retraite, pas riche,
Dans un coin, fait son whist à quatre sous la fiche.

XXV

Comme à cinq ans on est une grande personne,
On lui disait parfois

: – Prends ton frère, mignonne,
Et, fière, elle portait dans ses bras le bébé.
Quels soins alors ! L’enfant n’était jamais tombé.
Très-grave, elle jouait à la petite mère.
Hélas ! le nouveau-né fut un ange éphémère ;
On prit sur son berceau mesure d’un cercueil,
Et la sœur de cinq ans a des habits de deuil,
Ne parle ni ne joue et,

très-préoccupée,
Se dit : – Je n’aime plus maintenant ma poupée.

XXVI

Je rêve, tant Paris m’est parfois un enfer,
D’une ville très-calme et sans chemin de fer,
Où, chez le sous-préfet, en vieux garçon affable,
Je lirais, au dessert, mon épître ou ma fable.
On se dirait tout bas, comme un mignon péché,
Un quatrain

très-mordant que j’aurais décoché.
Là, je conserverais de vagues hypothèques.
On voudrait mon avis pour les bibliothèques ;
Et j’y rétablirais, disciple consolé,
Nos maîtres, Esménard, Lebrun, Chênedollé.

XXVII

Vous êtes dans le vrai, canotiers, calicots !
Pour voir des boutons d’or et des coquelicots,
Vous partez, le

dimanche, et remplissez les gares
De femmes, de chansons, de joie et de cigares,
Et, pour être charmants et faire votre cour,
Vous savez imiter les cris de basse-cour.
Vous avez la gaîté peinte sur la figure.
Pour vous, le soir qui vient, c’est la tonnelle obscure
Où, bruyants et grivois, vous prenez le repas ;
Et le soleil couchant ne vous attriste

pas.

XXVIII

Assis, les pieds pendants, sous l’arche du vieux pont,
Et sourd aux bruits lointains à qui l’écho répond,
Le pêcheur suit des yeux le petit flotteur rouge.
L’eau du fleuve pétille au soleil. Rien ne bouge.
Le liège soudain fait un plongeon trompeur,
La ligne saute. – Avec un hoquet de vapeur
Passe un joyeux

bateau tout pavoisé d’ombrelles ;
Et, tandis que les flots apaisent leurs querelles,
L’homme, un instant tiré de son rêve engourdi,
Met une amorce neuve et songe : – Il est midi.

XXIX

Malgré ses soixante ans, le joyeux invalide
Sur sa jambe de bois est encore solide.
Quand il touche l’argent de sa croix, un beau soir,
Il

s’en va, son repas serré dans un mouchoir,
Et, vers le Champ de Mars, entraîne à la barrière
Un conscrit, le bonnet de police en arrière ;
Et là, plein d’abandon, vers le pousse-café,
Son bâton à la main, le bonhomme échauffé
Conte au jeune soldat et lui rend saisissable
La bataille d’Isly qu’il trace sur le sable.

XXX

Sur un trottoir désert du faubourg Saint-Germain,
Près d’un discret abbé qui lui donne la main,
Le marquis de douze ans vient de la messe basse ;
En noir, en grand col blanc, timide et fier, il passe,
Mais chétif et pâli par un sang trop ancien ;
Et nul ne porte un nom plus fameux que le sien.
Il rentre, c’est le jour de sa leçon d’histoire ;

Et le prêtre médite une ruse oratoire
Pour dire au noble enfant en des termes adroits
Ce que fut son aïeul, mignon de Henri Trois.

XXXI

Elle sait que l’attente est un cruel supplice,
Qu’il doit souffrir déjà, qu’il faut qu’elle accomplisse
Le serment qu’elle a fait d’être là, vers midi.
Mais, parmi les parfums du boudoir

attiédi,
Elle s’est attardée à finir sa toilette,
Et, devant le miroir charmé qui la reflète,
Elle s’impatiente à boutonner son gant ;
Et rien n’est plus joli que le geste élégant
De la petite main qui travaille ; et, mutine,
Elle frappe le sol du bout de sa bottine.

XXXII

De même que Rousseau jadis fondait en pleurs

A ces seuls mots : « Voilà de la pervenche en fleurs, »
Je sais tout le plaisir qu’un souvenir peut faire.
Un rien, l’heure qu’il est, l’état de l’atmosphère,
Un battement de cœur, un parfum retrouvé,
Me rendent un bonheur autrefois éprouvé.
C’est fugitif, pourtant la minute est exquise.
Et c’est pourquoi je suis très-heureux à ma

guise
Lorsque, dans le quartier que je sais, je puis voir
Un calme ciel d’octobre, à cinq heures du soir.

XXXIII

Le printemps est charmant dans le Jardin des Plantes.
Les cris des animaux, les odeurs violentes
Des arbres et des fleurs exotiques dans l’air,
Cette création, sous un ciel pur et clair,
Tout cela fait penser au paradis

terrestre ;
Et tout en écoutant, sous un sapin alpestre,
Le grondement profond des lions en courroux,
On regarde, devant les naïfs tourlourous,
Tendant la trompe, avec ses airs de gros espiègle,
L’éléphant engloutir les nombreux pains de seigle.

XXXIV

En plein soleil, le long du chemin de halage,
Quatre percherons blancs, vigoureux

attelage,
Tirent péniblement, en butant du sabot,
Le lourd bateau qui fend l’onde de l’étambot ;
Près d’eux, un charretier marche dans la poussière.
La main au gouvernail, sur le pont, à l’arrière,
N’écoutant pas claquer le brutal fouet de cuir,
Et regardant la rive et les nuages fuir,
Fume le marinier, sans se fouler la rate,
– «

Le peuple et le tyran ! » me dit un démocrate.

XXXV

Prés du rail où souvent passe comme un éclair
Le convoi furieux et son cheval de fer,
Tranquille, l’aiguilleur vit dans sa maisonnette.
Par la fenêtre on voit l’intérieur honnête,
Tel que le voyageur fiévreux doit l’envier.
C’est la femme parfois qui se tient au levier,

Portant sur un seul bras son enfant qui l’embrasse.
Jetant son sifflement atroce, le train passe
Devant l’humble logis qui tressaille au fracas.
Et le petit enfant ne se dérange pas.

XXXVI

L’allée est droite et longue, et sur le ciel d’hiver
Se dressent hardiment les grands arbres de fer,
Vieux ormes dépouillés dont le sommet se

touche.
Tout au bout, le soleil, large et rouge, se couche.
A l’horizon il va plonger dans un moment.
Pas un oiseau. Parfois un lointain craquement
Dans les taillis déserts de la forêt muette ;
Et là-bas, cheminant, la noire silhouette,
Sur le globe empourpré qui fond comme un lingot,
D’une vieille à bâton, ployant sous son fagot.

XXXVII

Hier, sur une grand’route où j’ai passé prés d’eux,
Les jeunes sourds-muets s’en allaient deux par deux,
Sérieux, se montrant leurs mains toujours actives.
Un instant j’observai leurs mines attentives
Et j’écoutai le bruit que faisaient leurs souliers.
Je restai seul. La brise en haut des peupliers
Murmurait doucement un long

frisson de fête ;
Chaque buisson jetait un trille de fauvette,
Et les grillons joyeux chantaient dans les bleuets.
Je penserai souvent aux pauvres sourds-muets.

XXXVIII

Comme le champ de foire est désert, la baraque
N’est pas ouverte, et, sur son perchoir, le macaque
Cligne ses yeux méchants et grignote une noix
Entre la grosse

caisse et le chapeau chinois ;
Et deux bons paysans sont là, bouche béante,
Devant la toile peinte où l’on voit la géante,
Telle qu’elle a paru jadis devant les cours,
Soulevant décemment ses jupons un peu courts
Pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elle triche,
Et montrant son mollet à l’empereur d’Autriche.

XXXIX

J’écris ces vers, ainsi qu’on fait des cigarettes,
Pour moi, pour le plaisir ; et ce sont des fleurettes
Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir ;
Car cette impression qui m’a fait tressaillir,
Ce tableau d’un instant rencontré sur ma route,
Ont-ils un charme enfin pour celui qui m’écoute ?
Je ne le connais pas. Pour se plaire à

ceci,
Est-il comme moi-même un rêveur endurci ?
Ne peut-il se fâcher qu’on lui prête ce rôle ?
Fi donc ! lecteur, tu lis par-dessus mon épaule. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          90