Guillermo del Toro
Guillermo del Toro

Le réveil secoue la table de chevet. Sans ouvrir les yeux, Elisa tâtonne en quête du bouton d’arrêt glacé. Elle était plongée dans un rêve profond, doux et chaud, et elle veut y retourner rien qu’une minute. Mais comme toujours, son rêve se dérobe à sa poursuite consciente. Il y avait de l’eau, de l’eau noire – ça, elle s’en souvient. Des tonnes d’eau qui l’entouraient

de toutes parts ; pourtant, elle ne se noyait pas. En fait, elle respirait mieux qu’elle ne le fait dans sa vie éveillée, dans des pièces pleines de courants d’air, dans la bouffe bon marché et l’électricité crachotante.

Des tubas claironnent au niveau de la rue. Une femme crie. Elisa soupire dans son oreiller. C’est vendredi ; l’Arcade Marquee, le cinéma vingt-quatre

heures sur vingt-quatre du rez-de-chaussée, diffuse un nouveau film – autrement dit, elle va devoir intégrer de nouveaux dialogues, de nouveaux effets sonores et une nouvelle bande-son à son rituel matinal si elle ne veut pas risquer la crise cardiaque en permanence. Maintenant, des trompettes. Maintenant, une foule d’hommes hurlants. Elle ouvre les yeux et voit d’abord le « 22:30 »

affiché par le réveil, puis les lames de lumière du projecteur qui jaillissent entre les lattes du plancher, parant les moutons de poussière de teintes Technicolor.

Elle s’assoit et carre les épaules pour se protéger du froid. Pourquoi ce parfum de chocolat chaud dans l’air ? L’étrange odeur s’accompagne d’un bruit désagréable : un camion de pompiers au nord-est de

Patterson Park. Elisa pose ses pieds sur le sol glacé et regarde clignoter la lumière du projecteur. Du moins ce nouveau film est-il moins sombre que le précédent, un truc en noir et blanc appelé Carnaval des âmes ; les riches couleurs qui se déversent sur ses pieds l’autorisent à glisser dans un confortable rêve éveillé. Elle a de l’argent, beaucoup d’argent, et des vendeurs

obséquieux lui présentent un assortiment d’escarpins multicolores. « C’est ravissant, mademoiselle. Avec une paire de chaussures pareille, ma foi, vous allez conquérir le monde. »

Au lieu de ça, c’est le monde qui l’a conquise. Aucune quantité de babioles achetées dans des vide-greniers pour quelques pennies et punaisées aux murs ne pourrait dissimuler le bois rongé

par les termites ou détourner l’attention des cafards qui s’éparpillent dès qu’elle allume la lumière. Elle choisit de les ignorer ; c’est son seul espoir de traverser la nuit, le lendemain, le reste de sa vie. Elle se dirige vers le coin cuisine, règle le minuteur, plonge trois œufs dans une casserole d’eau et passe à la salle de bains.

Elisa ne prend que des bains.

Elle ôte son pyjama en flanelle tandis que l’eau coule. Au boulot, ses collègues abandonnent des magazines féminins sur les tables de la cafèt’, et d’innombrables articles ont informé Elisa des zones précises de son corps sur lesquelles elle doit faire une fixation. Mais les hanches et les seins ne peuvent rivaliser avec les chéloïdes roses et boursouflées des cicatrices sur les

deux côtés de son cou. Elle s’enfonce dans la baignoire jusqu’à ce que son épaule nue touche le fond. Chaque cicatrice mesure sept ou huit centimètres de long et file de sa jugulaire à son larynx. Au loin, la sirène se rapproche. Elisa a passé toute sa vie à Baltimore, trente-trois années, et elle peut suivre la progression du camion dans Broadway. D’une certaine façon, ses

cicatrices aussi dessinent un plan, pas vrai ? Le plan d’endroits qu’elle préfère ne pas se rappeler.

Enfoncer ses oreilles dans l’eau du bain amplifie les bruits du cinéma. « Mourir pour Chemosh, crie une fille dans le film, c’est vivre éternellement ! » Elisa n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Elle presse un bout de savon entre ses mains savourant la sensation

d’être plus mouillée que l’eau, si glissante qu’elle pourrait la fendre tel un poisson. Des bribes de son rêve agréable pressent sur elle, aussi lourdes que le corps d’un homme. Brusquement submergée par leur érotisme, elle insinue ses doigts savonneux entre ses cuisses. Elle est sortie avec des hommes et a eu des rapports sexuels, tout ça. Mais cela fait des années. Quand ils

tombent sur une femme muette, les hommes profitent d’elle. Pas un seul d’entre eux n’a tenté de communiquer vraiment lors d’un rendez-vous. Ils se sont contentés de l’empoigner et de la prendre comme si, n’ayant pas plus de voix qu’un animal, elle en était un. Ça, c’est bien mieux. Si flou soit-il, l’homme de son rêve est bien mieux.

Mais le minuteur, cet avorton

infernal, se met à couiner. Elisa postillonne, embarrassée même si elle est seule, et se dresse dans la baignoire, ses membres luisants et dégoulinants. Elle s’enveloppe d’un peignoir et, frissonnante, revient vers la cuisine où elle éteint le feu et accepte la mauvaise nouvelle dispensée par l’horloge : il est « 23:07 ». Comment a-t-elle perdu autant de temps ? Elle enfile un

soutien-gorge au hasard, boutonne un chemisier au hasard, lisse une jupe au hasard. Elle se sentait intensément vivante dans son rêve, mais à présent, elle est aussi inerte que les œufs qui refroidissent sur une assiette. Il y a un autre miroir dans la chambre, mais elle choisit de ne pas le regarder, au cas où son impression serait justifiée et où elle serait invisible. + Lire la

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Louis-Philippe Dalembert
Louis-Philippe Dalembert

EXTRAITS
P51 Et si elle retournait sur ses pas ? peut être trouverait-elle quelque chose à faire dans son pays natal pour s’en sortir ? s’en être contrainte d’aller quérir pitance chez les autres, au risque de se faire traiter comme une moins que rien. Un avorton de macaque. Peut-être pourrait-elle se battre, avec les siens, contre cette nature qui partait en vrille ?
P 59

A Sabratha, Chochane bascula dans le cauchemar pur et simple. Dès l’arrivée, les téléphones furent confisqués sans autre forme de procès. Avec fouille au corps au plus près pour bien s’assurer que personne n’en cachait. On n’est jamais trop prudent. Les passeurs craignaient comme la peste de se faire filmer à leur insu, et que la vidéo termine sur internet
P 65 Lady Rachel

était de ces personnes qui trouvaient à rire même debout au bord d’un précipice, un bourreau dans le dos prêt à les pousser dans le vide. Les mots enjoués de sa copine, quand elles se racontaient leur misère, lui permettaient d’évacuer dans un rire jaune un peu de la souffrance logée au creux de sa chair et de son âme. Alors elle reprenait courage.
P 112 Le rêve de Semhar,

originaire de Massaoua, la quatrième ville du pays , où elle était née et avait grandi au sein d’une famille soudée, était de devenir institutrice quand elle partit pour Sawa. Elle voulait enseigner aux enfants, aux filles en particulier. Leur dessiller les yeux sur la beauté du monde qu’elle-même ne connaissait qu’à travers les livres, la télévision, internet, lorsqu’on y avait

accès…
P 226 Dima ne s’était jamais intéressée à toutes ces histoires. Ni aux débats sans fin pour savoir qui, du pouvoir politique ou du religieux, tenait le pays sous sa coupe. Ou s’il y avait eu un pacte entre les deux, au nom de leurs intérêts respectifs, pour soumettre la population. A ce titre, l’université lui avait paru un lieu de bavardages inutiles, où plus

d’un se mettait en avant afin d’assouvir des revanches de classe. Elle était prête à parier son sac Louis Vuitton, le modèle Asty beige-rose, son préféré, que ce Hassan faisait partie de ces opportunistes qui s’érigeaient en porte-parole de la vox-populi pour être récupérés par le pouvoir. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          30

Marie Brennan
Marie Brennan

Il y eut un grand claquement, semblable à celui de voiles : le dragon, bien que nous ne puissions pas le voir. Regardant par-dessous le bras de Jacob, je vis lord Hilford tendre la main et arrêter son conducteur qui voulait tirer en direction du bruit. Sans rien voir, il était inutile de gâcher une balle.

Et puis, tout à coup, il y eut quelque chose à voir. Plusieurs détonations

retentirent et je ravalais la protestation qui tentait de jaillir d’entre mes lèvres. Il ne s’agissait pas d’un avorton vulnérable dans une ménagerie. Le dragon était énorme, ses ailes plus grandes qu’une charrette, ses flancs étaient gris et ses ailes soulevaient la poussière à chacun de leurs battements.

Benoîte Groult
Benoîte Groult

Faire tapisserie... Une expression dont seules les filles qui en ont fait les frais connaissent la dimension d'humiliation et d'impuissance. Les heures qu'on passe à faire semblant de ne pas attendre, à compulser les disques, à fouiller dans son sac de soirée à la recherche minutieuse de... rien, à guetter sans en avoir l'air le garçon qui vous plaît mais que les usages ne vous autorisent

pas à crocheter, pour souhaiter vers minuit que n'importe quel avorton s'approche et vous donne vie.