Suzanne Curchod
Suzanne Curchod

Pour apprécier exactement la direction des idées de Mme Necker, il faut d’abord se rendre compte de l’effort qu’elle s’imposa en arrivant à Paris, afin de s’approprier la langue et les mœurs du pays dont elle avait à se faire adopter. Sainte-Beuve a dit qu’elle ne fut jamais qu’une fleur transplantée. Il semble que Mme Necker eût prévu la critique. « Pour avoir un goût

parfait, disait-elle, faut-il être né dans un pays ou dans une société, à Paris par exemple, où l’on reçoive les principes du goût avec le lait et par l’autorité? Ou bien serait-il à préférer d’y arriver dans l’âge où l’on peut les acquérir sans préjugé et apprendre à juger par sa propre raison nouvellement éclairée? Ce goût ainsi formé serait plus sûr et plus

dégagé de toutes les préventions du siècle, du lieu et de la mode. C’est ainsi que Rousseau, dans un objet plus grave, voulait qu’on ne prit une religion que quand la raison serait formée. » Mme Necker se vise manifestement elle-même dans cette dernière observation; et je ne sais pas d’exemple d’une acclimatation ou d’une naturalisation intellectuelle suivie avec plus de zèle.

Il n’en coûtait rien à Grimm de ne paraître à Paris qu’un Allemand. Mme Necker voulut être Française.

Hector Berlioz
Hector Berlioz

Je viens de dire que j’avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l’auteur de cet hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m’écrivit la lettre suivante que j’ai précieusement conservée :

«Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz ; voulez-vous que

nous fassions connaissance ? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption ; dans la mienne, il n’y eut jamais qu’un feu de paille qui s’éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J’aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il

s’agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu’un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de l’air des champs. Je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de

l’honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l’habiller tout à neuf et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis qu’un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n’y fait rien de ce qu’il voudrait faire. Puis-je

me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d’autre, vous me mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance personnelle et le plaisir avec lequel je m’associe aux espérances que fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous cultivez ?

»rouget de

lisle.»

J’ai su plus tard que Rouget de Lisle, qui, pour le dire en passant, a fait bien d’autres beaux chants que la Marseillaise, avait en portefeuille un livret d’opéra sur Othello, qu’il voulait me proposer. Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre, je m’excusai auprès de lui en remettant à mon retour d’Italie la visite que je lui

devais. Le pauvre homme mourut dans l’intervalle. Je ne l’ai jamais vu.

Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, quand Lafayette eut présenté Louis-Philippe au peuple en le proclamant la meilleure des républiques, quand le tour fut fait enfin, la machine sociale recommençant à fonctionner, l’Académie des Beaux-Arts reprit ses travaux. L’exécution

de nos cantates du concours eut lieu (au piano toujours) devant les deux aréopages dont j’ai déjà fait connaître la composition. Et tous les deux, grâce à un morceau que j’ai brûlé depuis lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines m’accordèrent enfin, enfin, enfin... le premier prix. J’avais éprouvé de très-vifs désappointements aux concours précédents où je

n’avais rien obtenu, je ressentis peu de joie quand Pradier le statuaire, sortant de la salle des conférences de l’Académie vint me trouver dans la bibliothèque où j’attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main : «Vous avez le prix !» À le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que j’étais l’académicien et qu’il était le lauréat. Je ne tardai

pourtant pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur l’organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon amour-propre, mais elle représentait un succès officiel dont l’orgueil de mes parents serait certainement satisfait, elle me donnait une pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques ; c’était un diplôme, un titre, et

l’indépendance et presque l’aisance pendant cinq ans. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

J’avais passé plusieurs mois dans l’espèce d’abrutissement désespéré dont j’ai seulement indiqué la nature et les causes, songeant toujours à Shakespeare et à l’artiste inspirée, à la fair Ophelia dont tout Paris délirait, comparant avec accablement l’éclat de sa gloire à ma triste obscurité ; quand me relevant enfin, je voulus par un effort suprême faire rayonner

jusqu’à elle mon nom qui lui était inconnu. Alors je tentai ce que nul compositeur en France n’avait encore tenté.

J’osai entreprendre de donner, au Conservatoire, un grand concert composé exclusivement de mes œuvres. «Je veux lui montrer, dis-je, que moi aussi je suis peintre !» Pour y parvenir, il me fallait trois choses : la copie de ma musique, la salle et les

exécutants.

Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en employant seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées d’orchestre et de chœur, des morceaux que j’avais choisis.

Mon programme contenait : les ouvertures de Waverley et des Francs-Juges ; un air et un trio avec chœur des Francs-Juges ; la scène Héroïque Grecque et ma cantate

la Mort d’Orphée, déclarée inexécutable par le jury de l’Institut. Tout en copiant sans relâche, j’avais, par un redoublement d’économie, ajouté quelques centaines de francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je comptais payer mes choristes. Quant à l’orchestre, j’étais sûr d’obtenir le concours gratuit de celui de l’Odéon, d’une partie des musiciens de

l’Opéra et de ceux du théâtre des Nouveautés.

La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule vraiment bonne sous tous les rapports, il fallait l’autorisation du surintendant des Beaux-Arts, M. Sosthènes de Larochefoucault, et de plus l’assentiment de Cherubini.

M. de

Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais adressée à ce sujet. Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet, entra en fureur.

— Vous voulez donner un concert ? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.

— Oui, monsieur.

— Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.

— Je l’ai

obtenue.

— M. de Larossefoucault y consent ?

— Oui, monsieur.

— Mais, mais, mais zé n’y consens pas, moi ; é é-é-zé m’oppose à ce qu’on vous prête la salle.

— Vous n’avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque le Conservatoire n’en dispose pas en ce moment, et que pendant quinze jours elle va être

entièrement libre.

— Mais qué zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert. Tout le monde est à la campagne, et vous né ferez pas de recette.

— Je ne compte pas y gagner. Ce concert n’a pour but que de me faire connaître.

— Il n’y a pas de nécessité qu’on vous connaisse ? D’ailleurs pour les frais il faut de l’arzent !

Vous en avez donc ?...

— Oui, monsieur.

— A... a... ah !... Et que, qué, qué voulez-vous faire entendre dans ce concert ?

— Deux ouvertures, des fragments d’un opéra, ma cantate de la Mort d’Orphée...

— Cette cantate du concours qué zé né veux pas ! elle est mauvaise, elle... elle... elle né peut pas s’exécuter.

Vous l’avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger à mon tour... Si un mauvais pianiste n’a pas pu l’accompagner, cela ne prouve point qu’elle soit inexécutable pour un bon orchestre.

— C’est une insulte alors, qué... qué... qué vous voulez faire à l’Académie ?

— C’est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable,

l’Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu’on ne l’exécutera pas. Si, au contraire, elle s’est trompée, on dira que j’ai profité de ses avis et que depuis le concours j’ai corrigé l’ouvrage.

— Vous né pouvez donner votre concert qu’un dimansse.

— Je le donnerai un dimanche.

— Mais les employés de

la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont tous attassés au Conservatoire, n’ont qué cé zour-là pour sé réposer, vous voulez donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les... les... les faire mourir ?...

— Vous plaisantez sans doute, monsieur : ces pauvres gens qui vous inspirent tant de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une occasion de gagner

de l’argent, et vous leur feriez tort en la leur enlevant.

— Zé né veux pas, zé né veux pas ! et zé vais écrire au surintendant pour qu’il vous retire son autorisation.

— Vous êtes bien bon, monsieur ; mais M. de Larochefoucault ne manquera pas à sa parole. Je vais, d’ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la reproduction exacte de la

conversation que j’ai l’honneur d’avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          00

Hector Berlioz
Hector Berlioz

M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais adressée à ce sujet. Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet, entra en fureur.

— Vous voulez donner un concert ? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.

— Oui, monsieur.

— Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.

— Je l’ai

obtenue.

— M. de Larossefoucault y consent ?

— Oui, monsieur.

— Mais, mais, mais zé n’y consens pas, moi ; é é-é-zé m’oppose à ce qu’on vous prête la salle.

— Vous n’avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque le Conservatoire n’en dispose pas en ce moment, et que pendant quinze jours elle va être

entièrement libre.

— Mais qué zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert. Tout le monde est à la campagne, et vous né ferez pas de recette.

— Je ne compte pas y gagner. Ce concert n’a pour but que de me faire connaître.

— Il n’y a pas de nécessité qu’on vous connaisse ? D’ailleurs pour les frais il faut de l’arzent !

Vous en avez donc ?...

— Oui, monsieur.

— A... a... ah !... Et que, qué, qué voulez-vous faire entendre dans ce concert ?

— Deux ouvertures, des fragments d’un opéra, ma cantate de la Mort d’Orphée...

— Cette cantate du concours qué zé né veux pas ! elle est mauvaise, elle... elle... elle né peut pas s’exécuter.

Vous l’avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger à mon tour... Si un mauvais pianiste n’a pas pu l’accompagner, cela ne prouve point qu’elle soit inexécutable pour un bon orchestre.

— C’est une insulte alors, qué... qué... qué vous voulez faire à l’Académie ?

— C’est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable,

l’Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu’on ne l’exécutera pas. Si, au contraire, elle s’est trompée, on dira que j’ai profité de ses avis et que depuis le concours j’ai corrigé l’ouvrage.

— Vous né pouvez donner votre concert qu’un dimansse.

— Je le donnerai un dimanche.

— Mais les employés de

la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont tous attassés au Conservatoire, n’ont qué cé zour-là pour sé réposer, vous voulez donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les... les... les faire mourir ?...

— Vous plaisantez sans doute, monsieur : ces pauvres gens qui vous inspirent tant de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une occasion de gagner

de l’argent, et vous leur feriez tort en la leur enlevant.

— Zé né veux pas, zé né veux pas ! et zé vais écrire au surintendant pour qu’il vous retire son autorisation.

— Vous êtes bien bon, monsieur ; mais M. de Larochefoucault ne manquera pas à sa parole. Je vais, d’ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la reproduction exacte de la

conversation que j’ai l’honneur d’avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes.

Je l’envoyai en effet telle qu’on vient de la lire. J’ai su, plusieurs années après, par un des secrétaires du bureau des Beaux-Arts, que ma lettre dialoguée avait fait rire aux larmes le surintendant. La tendresse de Cherubini pour ces pauvres

employés du Conservatoire que je voulais faire mourir de fatigue par mon concert, lui avait paru surtout on ne peut plus touchante. Aussi me répondit-il immédiatement comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai toujours un gré infini : «Je vous engage à montrer cette lettre à M. Cherubini qui a reçu à

votre égard les ordres nécessaires.» Sans perdre une minute, après la réception de la pièce officielle, je cours au Conservatoire, et, la présentant au directeur : «Monsieur, veuillez lire ceci.» Cherubini prend le papier, le lit attentivement, le relit, de pâle qu’il était, devient verdâtre, et me le rend sans dire un seul mot. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie 

        00

Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville

En politique, ce qu'il y a de plus difficile à apprécier et à comprendre c'est ce qui se passe sous nos yeux.

Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville

Ce qu'il y a de plus difficile à apprécier et à comprendre c'est ce qui se passe sous nos yeux.

Arthur C. Clarke
Arthur C. Clarke

Il est faux que l'on doive quitter la Terre pour apprécier la totale splendeur des cieux. Même dans l'espace, le firmament étoilé n'est pas aussi magnifique que lorsqu'on le contemple d'une haute montagne, par une nuit parfaitement claire, loin de toute source de lumière artificielle.

Giorgio Vasari
Giorgio Vasari

BENEDETTO DA ROVEZZANO, SCULPTEUR.
Qu’elle doit être grande la douleur de ceux qui, après avoir enfanté des œuvres de génie , se trouvent tout à coup privés de la vue par l’âge , la maladie, ou quelque funeste accident! Ils espéraient jouir dans leur vieillesse du fruit de leurs travaux, ils espéraient voir les œuvres des autres artistes , ils espéraient connaître la

perfection à laquelle était parvenu cet art qu’ils avaient pratiqué ; mais, hélas ! ils ne peuvent alors apprécier ni les défauts ni les qualités de leurs rivaux. Lorsqu’ils entendent louer ceux qui leur ont succédé , leur chagrin devient encore plus vif, non par envie, mais parce qu’il leur est impossible de juger eux-mêmes si cette renommée est juste et méritée ; tel fut le

sort de Benedetto da Rovezzano , sculpteur florentin, dont nous écrivons la vie pour que le monde sache avec quel art cet homme habile et expérimenté attaqua le marbre et créa des choses merveilleuses.

Boris Pasternak
Boris Pasternak

Elle avait deviné que son Pacha bien-aimé se méprenait sur la qualité de l'amour qu'elle lui portait. Il n'avait pas su apprécier le sentiment maternel qu'elle mêlerait toujours à sa tendresse pour lui, il ne se doutait pas qu'un amour comme celui-là était plus grand que le simple amour d'une femme.
Elle se mordit les lèvres, se hérissa comme si on l'avait battue et, sans dire un

mot de plus, avalant ses larmes en silence, elle prépara le départ de son mari (Quatrième partie - VII).

Vincent Engel
Vincent Engel

En 1849, le comte Bonifacio Della Rocca avait fêté seul ses trente-neuf ans ; ses parents étaient morts et, jusqu’à ce jour, il n’avait pas songé à se marier. Il fréquentait peu le monde, occupé à gérer le domaine familial et préférant consacrer ses loisirs à la lecture. Il savait qu’il lui faudrait sans doute se marier un jour et avoir un héritier, comme le lui soufflait

l’instinct de sa race ; mais il savait aussi qu’il ne rencontrerait personne correspondant à ses aspirations dans cette région retirée qui avait perdu, au fil des derniers siècles, toute habileté à engendrer des êtres dotés d’assez d’intelligence pour apprécier les miracles de beauté qui s’offraient à eux en pareille abondance. Et comme il ne quittait que rarement la villa, et

seulement pour de brèves visites à Sienne ou à Florence chez des marchands ou des banquiers, il avait peu de chances de rencontrer l’épouse qui aurait comblé ses attentes.