Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Comment de telles vérités ont-elles pu s'imposer chez des savants qui, justement, admiraient la culture allemande au point de la jalouser si peu de temps auparavant ? Comment n'ont-ils pas été envahis par les doutes et le sentiment de la contradiction ? La certitude de la supériorité de la « race » a balayé tout scrupule et autorisé le manichéisme. Il y avait désormais l'Allemand

et les autres, le barbare et les civilisés.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Nous étions au mois d'août 1914, et les rumeurs de la Grande Guerre pénétraient jusqu'aux provinces les plus lointaines de la Sibérie. L'ordre de mobilisation venait d'arriver, et l'excitation était immense, même dans les mortels campements du Nord, et toute cette terre du monotonie tressaillait d'une vie nouvelle.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Ce jugement d'Alain Corbin [...] que nous transposons ici : "Le chercheur, du fait de cette cécité imposée par le sentiment d'horreur, se prive de l'analyse de ce qui se dit dans le paroxysme et qui ne se dit pas, ou ne peut pas se dire, à un autre moment [...]. Ce refus de la confrontation avec l'indicible, ce haut-le-cœur ont induit [...] une histoire universitaire édulcorée, prompte à

se réfugier dans l'héroïsation ou à s'en tenir à quelques épisodes symboliques."

(p203)

Stéphane Audoin-Rouzeau
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[Richard Tawney, 1914 :] "La guerre n'est pas le renversement des habitudes et des idéaux que nous cultivons en temps de paix. Elle est leur concentration par une nation entière avec toutes les ressources disponibles orientées vers un but auquel une nation peut adhérer. Aussi longtemps que l'espèce humaine croira que l'ordre social normal doit être celui où le fort conquiert le pouvoir au

détriment du faible, on ne trouvera rien de fondamentalement odieux dans l'intensification de cette lutte jusqu'au point où la "paix" cesse et où la "guerre" commence. Si nous voulons en finir avec les horreurs de la guerre, nous devons d'abord en finir avec l'horreur en temps de paix".

(p108)

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Le général Walter ne s'attendait évidemment pas à nous voir franchir la première ligne allemande, contre laquelle tant de vagues étaient venues se briser avec des pertes énormes. Il devenait évident pour nous tous que ce criminel n'avait d'autre dessein que de faire périr le plus de soldats russes qu'il pouvait.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Je souffrais peu et je tentai à plusieurs reprises de me lever pour regagner nos lignes, mais toujours sans succès. J'étais trop faible, et je restai donc, dans l'obscurité de la nuit, à quelques pas de ce qui était vingt-quatre heures plus tôt la tranchée ennemie, dans l'attente du secours et de l'aurore.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Avant la mise en œuvre de l'armement moderne, les soldats occidentaux combattaient "corps redressé" sur le champ de bataille. Cette posture leur était dictée par leur arme, le fusil à poudre, dont le rechargement ne pouvait s'effectuer que debout. [...] Cette position verticale était certes imposée au soldat par les conditions technologiques du combat, mais elle était aussi hautement

valorisée et valorisante aux yeux des acteurs eux-mêmes. [...] Car dans le danger extrême du champ de bataille, on se tenait droit. Physiquement bien sûr, mais aussi moralement.
Un siècle plus tard, pris sous le feu, les soldats se jettent au sol et souvent meurent de ne l'avoir pas fait à temps. [...] Les soldats ne sont pas seulement couchés ; ils organisent leur corps pour

l'exposer le moins possible aux impacts [...].

(p275)

Stéphane Audoin-Rouzeau
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Table des matières
1. Le combat comme objet ("Êtes vous seulement chercheur ?" / Élision, refoulement ou déni ? Le cas Norbert Elias)
2. Expériences de combat et sciences sociales au XXe siècle (Robert Hertz, Marcel Mauss / Trois historiens : Pierre Renouvin, Richard Tawney, Marc Bloch / 1939-1945 : Edward Evans-Pritchard, Edmund Leach, et à nouveau Marc Bloch)
3. La

"leçon anthropologique" est-elle possible ? Lectures historiennes (Que faire de la "guerre primitive" ? / Retour aux historiens / Guerre et anthropologie du contemporain / Difficultés d'une interlocution)
4. Combat et physicalité : accéder aux corps ? (L'entour du corps : les champs de bataille / Prolongement des corps : les objets / Corps combattant, corps animal / Dans l'œil

mécanique, les techniques du corps ? / Système ? / Le corps des civils)

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Le devoir, pour les combattants, ne se discutait pas. On les aurait beaucoup surpris en leur disant qu'ils étaient des victimes : eux-mêmes se voyaient comme des acteurs et en effet ils ne cessaient d'agir, ne serait-ce que pour tenter de s'exposer un peu moins. De la guerre, ils souhaitaient que la fin arrive au plus vite, mais pas au prix d'une défaite de leur propre pays : tous ou presque on

souhaité la victoire.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Le barbelé : inventé pour contrôler le gros bétail dans la prairie américaine, il lui fallut à peine plus de dix ans pour devenir un outil de contrôle des corps humains ; dans les premiers camps d'abord, ouverts par les Européens dans les espaces coloniaux ; dans la guerre ensuite, avant même l'année 1914. Modifié afin d'être le plus vulnérant possible pour la fine peau humaine, il

devint l'une des armes défensives les moins coûteuses et les plus efficaces de la Grande Guerre. Une de celles aussi dont le commandement comprit le plus mal la redoutable dangerosité pour les troupes d'assaut, dès lors que le canon n'avait pas ouvert de larges brèches permettant de passer au travers des réseaux.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

Au moment où s'achève [un travail de 40 ans] touchant nécessairement à son terme, je dois confesser que c'est le maniement des échelles "micro" qui m'a apporté mes plus grandes satisfactions d'historien. Le temps court (...), l'incident (...), la lettre isolée, l'objet ou l'image unique (...) : voilà ce que j'ai le plus aimé, voilà ce qui m'a le plus appris (...). Et je ne saurais

exactement m'expliquer pourquoi je tiens tant à cet infiniment petit. Peut-être parce que l'activité guerrière constitue un sujet d'une telle ampleur, d'une telle richesse, d'une telle capacité de transformation que mieux vaut peut-être renoncer à la saisir tout entière pour ne s'attacher (...) qu'à quelques-unes de ses anfractuosités. Peut-être l'exploration de celles-ci permet-elle

d'atteindre sinon au cœur du phénomène guerrier, du moins d'en approcher un peu.

Stéphane Audoin-Rouzeau
Stéphane Audoin-Rouzeau

La bataille de St Quentin, que suivront de peu la capitulation de Paris et la signature de l'armistice, clôt en fait le XIXè siècle militaire. Elle le clôt en France : la défaite contribue à ruiner l'efficace guerrière du mythe de Valmy, jusque-là si vivante dans la mouvance républicaine. La route est libre, désormais, pour une forme de conscription universelle sur le mode prussien,

jusqu’ici refusée par toutes les familles de l'échiquier politique. La première étape s'inscrit en 1872 et permet la mise sur pied de cette armée de masse qui avait tant fait défaut en 1870.