Le pensionnat accueillait plus d'une centaine d'enfants : une quinzaine ou une vingtaine de trisomiques ; une douzaine d'hydrocéphales avec des crânes de potiron ; des dystrophiques avec des ventres renflés d'arachnide, des corps étiques, des membres osseux : une vingtaine environ ; sans oublier toute une masse d'oligophrènes à des degrés divers. Tel était l'imbécile contingent du
pensionnat spécial "La Guirlande" ou, selon la poétique dénomination du directeur, "Les Grosses Têtes".
Le poétique Bakatov produisait des réponses étonnantes. Tel son récit de l'histoire de la poule aux œufs d'or, dont le propriétaire décide que son gallinacé regorge de métal précieux et l'égorge pour découvrir qu'il n'en est rien - le genre d'histoire qu'on nous lisait.
Bakatov tournait l'histoire à sa façon : "Un fermier, aviculteur de son état, avec un fort penchant pour la
propriété privée, nonobstant le fait que sa poule pondait des œufs en or, métal d'importance certaine sur le marché international et d'un secours non négligeable pour l’industrie rurale, égorgea l'animal, en contradiction avec la morale qui veut que l'on agisse pas comme un barbare en recherchant ce qui n'est pas."
Bakatov et moi, on s'est fréquentés tous les deux dès la pouponnière. Sans bien nous rendre compte, du reste, de cette fréquentation : nous étions vieux alors de quelques mois seulement. Ma première perception consciente de Bakatov ne s'est produite que plus tard, à la section de thérapie réparatrice, salle des enfants attardés. Depuis tout petit, Bakatov savait donner une impression
pénible de l'état de son intellect - la faute à la forme chiffonnée de son crâne, à sa manière aussi de baver tout le temps.
Les perspectives les plus sombres s'annonçaient : déstabilisation par complot, désertion d'un lecteur, dissimulation de faits menaçant la sécurité générale, opération de destruction non sanctionnée ... tout cela valait la confiscation du Livre et la dissolution de la cohorte.
Les vieilles se ruèrent vers la cuisine. Une des deux cuisinières et la plongeuse s'emparèrent d'une demi-douzaine de cuillères et d'un hachoir.... On donna les armes tranchantes aux vieilles les plus solides, habituées dans leur vie paysanne à saigner les bêtes et la volaille. On attribua la masse à une personne qui avait hérité de ses origines prolétaires un corps généreux....Les
détachements de la mort s'étaient dispersés dans les étages. Les infirmières avaient cru se sauver en s'enfermant à double tour dans les chambres, mais se trompaient. La personne portant la masse... enfonça la porte, laissant les petites vieilles s'introduire, jouant des coudes et rugissantes, par la brèche ainsi entrouverte. Elles traînèrent les femmes au sol, et celles d'entre elles
qui n'avaient pas d’armes blanches brisaient les dentiers à la main, à la matraque, ou à la béquille ; elles dépouillaient les cannes de leur pommeau en résine, de tout artifice qui amortirait le coup, et frappaient de leur extrémité en bois au visage, à la poitrine et au ventre. Trois aides-soignantes réussirent à se hisser sur le toit et à refermer la trappe derrière elles. Elles
tentèrent de redescendre par le petit escalier de secours. Préférant la mort à la désertion, les vieilles sautèrent par les fenêtres les plus proches d'elles ou périrent accrochées aux chemises des fuyardes. Entraînées par le poids de tous ces corps, les infirmières s'extirpaient de l'escalier en glapissant avant de s'écraser au sol, les os brisés. + Lire la suiteCommenter
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La consistance des émotions est si éphémère. Ce sont des organismes fragiles que nous devons fixer à la chair de notre corps pour qu'ils ne dépérissent pas. Le Livre de la Mémoire est l'émetteur le plus adéquat, le générateur le plus puissant , le plus régulier, d'un passé de bonheur et d'un paradis expérimenté.
Celui qui lit le Livre ne connaît ni la fatigue ni le sommeil, il n'a pas besoin de nourriture. La mort n'a pas de prise sur lui parce qu'elle est en deçà de son exploit laborieux. Ce lecteur est le conservateur permanent de notre Mère patrie. Le garde veille son quart sur les vastes espaces de l'univers. Son labeur est éternel. Un pays conservé jalousement est indestructible. Tel était le
dessein du Livre.
La cohorte était l'élément fondateur, la base sur laquelle on pouvait commencer à édifier une bibliothèque....Son public était varié, de tous âges et de toutes professions... A l'instar de la bibliothèque, la cohorte avait son directeur que l'on appelait aussi son bibliothécaire". Il recevait la propriété du Livre, c'était le dépositaire de la foi que la cohorte accordait au
Livre.... A la même époque, un nouvel organe de pouvoir et de gouvernement se constituait ; il s'agissait du Conseil des bibliothèques...Le Conseil confirma le principe d'inviolabilité des cohortes. On en dressa la liste avec minutie.
Le même soir, un chef de quelque chose jeta un œil dans notre cave. De la rue il se mit à crier : "Vous allez fiche le camp d'ici, bande de tarlouzes !"
À coups de pied et de poing il réveilla la horde affamée des humanosaures, qui se levèrent sans une plainte. J'étais certain que dans la tête des fossiles il n'y avait pas l'ombre de la pensée que c'était un être humain qui les
chassait de leur souterraine oasis : avec ses éclats de voix et son ton batailleur, il leur apparaissait sans doute comme quelque catastrophe météorologique.
Il est probable que l'on avait prévu de proposer à la cohorte chironiste quelque verdict humain sous forme d'abonnement.
Vous espérez que je tombe à vos genoux : excusez-moi braves gens, je me repens d'avoir donné l'ordre d'assassiner l'un d'entre les meilleurs, le bibliothécaire Viatzintsev ! Soyez mes juges, mes frères soyez des plus sévères ! Je suis cet être misérable qui a lâché ses monstres sur la cohorte chironiste ! Je suis ce chauffard inconscient, j'ai écrasé le lecteur Egorov sous le poids
de mon camion !
Notre camarade même mort, nous accompagnait encore. Nous étions fiers de lui avoir rendu hommage ainsi en le transmutant en fonte, lui dont la vie avait été marquée par l'inflexibilité et la rigueur.
Préférant la mort à la désertion, les vieilles sautèrent par les fenêtres les plus proches d'elles ou périrent accrochées aux chemises des fuyardes. Entraînées par le poids de tous ces corps, les infirmières s'extirpaient de l'escalier en glapissant avant de s'écraser au sol, les os brisés.