On perd une dimension de sa vie lorsqu'on est contraint en permanence de chercher les moyens de la gagner.
Quand j’essaie de faire de la philosophie, quand j’écris de la philosophie ou que je donne un cours de philosophie, c’est pour maîtriser ce que dans mon existence je ne maîtrise pas, pour me sentir libre, parce que la vie est faite de contraintes, de déterminismes, de nécessités sociales. Si la philosophie ne constitue pas non seulement une libération mais une expérience de la
liberté de penser, alors elle ne vaudrait pas une heure de peine.
Je n’ai pas exploré 1938 en pensant à 1940, mais à 2018 et aux années qui la précèdent. Tout le pari de ce livre réside dans une neutralisation de l’anachronisme par son redoublement. La France de 1938 devient éclairante à partir du moment où on met entre parenthèses le régime de Vichy pour garder à l’esprit des préoccupations qui touchent le présent immédiat.
L’arrogance de certains noctambules n’est pas seulement pénible, elle est surtout contradictoire avec la dimension égalitaire de la nuit.
Quand le vrai et le faux se confondent et que les faits les mieux établis semblent suspects, l’impossible devient crédible.
L'obscurité égalise les hommes en les rendant pauvres en perceptions claires et distinctes. Ce faisant, elle dépouille les yeux du pouvoir de juger en même temps qu'elle ôte des coeurs le désir de se faire paraître à son avantage exclusif (p. 140).
En me réveillant, je ne sais plus très bien de quoi cette nuit était faite. Aux souvenirs se mêlent peut-être les rêves. Ai-je dansé aussi longtemps que les courbatures de mon corps le suggèrent ? Ont-ils seulement existé ces inconnus avec lesquels j’ai refait le monde ? Suis-je certain d’avoir bien vu dans l’obscur ?
J’y étais pourtant. C’était une nuit dans un bar
berlinois. Il faut dire que rien n’était fait pour que je me souvienne précisément. Ni les lumières minimalistes, ni le prix (modique) des bières, ni la fumée de cigarettes. La musique était entraînante, cela au moins est sûr. La nuit, les oreilles ont plus de mémoire que les yeux. Pour le reste, je ne reconnaîtrais sans doute aucun de ceux que j’ai croisés. Sauf mes amis, bien
sûr, puisqu’ils font aussi partie de mes jours. Mais les inconnus rencontrés dans ces conditions précaires appartiennent seulement à cette nuit.
C’est mieux ainsi. On va à la nuit pour être moins regardé et, de ce fait, moins regardant. L’expérience nocturne est un défi au désir social de reconnaissance. Il ne devait d’ailleurs pas être brillant ce bar. Il y a eu des nuits
pour abolir les privilèges, d’autres pour ourdir des complots. La mienne n’a rien de si exceptionnel. Sinon que, dans la pénombre, je n’ai pas vu le temps passer. Je me souviens seulement du moment où j’ai regardé ma montre. A cet instant, les impératifs du jour se sont rappelés à moi : il a fallu rentrer. La nuit était finie.
C’était une fête, mais j’aurais aussi bien
pu errer des heures sous les étoiles. Toujours, la nuit altère le temps et suspend les comptes. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie         90
Il en va du "jour" et de la "nuit" comme de l' "homme" et de la "femme" : on ne peut évoquer le premier de ces termes sans à la fois inclure et exclure le second (p. 162).
L’avantage de 1938 est de condenser en quelques mois des évolutions à l’oeuvre depuis plus d’une décennie dans le présent : radicalisation conservatrice du discours camouflée par une idéologie postpartisane, triomphe des solutions libérales en pleine crise du libéralisme économique,
perception des procédures démocratiques comme un obstacle à la mise en oeuvre d’une
politique efficace, renforcement inexorable du pouvoir exécutif, multiplication des lois sécuritaires, restrictions dans la politique d’accueil des réfugiés, stigmatisation d’une minorité religieuse à la faveur d’une “guerre” officiellement déclarée contre ses membres les plus fanatiques. Le tout sur le fond d’une montée apparemment irrésistible des “nationaux”
rebaptisés ”populistes” sans que cette nouvelle appellation nous éclaire beaucoup dans l’intelligibilité du phénomène.
La privation de sommeil est une forme ancienne de torture, mais elle s'est perfectionnée grâce à des techniques (lumières artificielles, amplification du son) qui ont en commun de maintenir la victime dans une temporalité où l'alternance entre le jour et la nuit a complètement disparu. [...]
Dans les sociétés contemporaines, la permanence des lumières artificielles est devenue une
seconde nature, plus puissante que la première. C'est pourquoi la privation de sommeil et le régime de la veille forcée ne font plus scandale. Nous sommes désormais habitués à vivre dans un environnement où les machines fonctionnent de manière incessante, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. De l'ordinateur à la station-service ouverte non stop, les choses qui nous
entourent indiquent une disponibilité sans limite. Si l'on appelle "liberté" le droit d'être livré sans attendre, la mise au rebut de la nuit comme espace favorable à l'inertie des corps et au relâchement social apparaîtra comme un signe d'émancipation (p. 112 - 113). + Lire la suiteCommenter  J’apprécie         40
Les initiatives locales dispersées ne suffisent pas. La politique ne commence que lorsqu’on prend en charge la question de l’universel.
La nuit offre l’opportunité physique d’être un peu moins observé par les autres, mais celle-ci se prolonge rarement au-delà du petit matin. Pour que l’on ne demande pas de comptes à l’insomniaque ou au noctambule, il faudrait que ses expériences nocturnes ne laissent aucune trace. Or l’homme est ainsi fait que son passé nocture se devine à la lumière : ses nuits ne passent pas
longtemps inaperçues. Quantité de signes trahissent une nuit agitée : pâleur du visage, cernes, lenteur des gestes, incohérences du raisonnement.
Si la philosophie doit commencer par les ténèbres, si celles-ci ne symbolisent plus un mal sans retour, c'est parce qu'il existe un jour pire que la nuit : celui des préjugés.
Dès l'instant où un noctambule est vu dans un triste état, il ne lui est plus possible d'échapper au jugement des autres qui deviennent des témoins a posteriori de ses errances. En ce sens, la question un peu angoissante dont nous étions partis ("Qui suis-je, moi qui veille ?") n'est qu'une variante d'une mise en demeure plus inquisitoriale : "Qui es-tu, toi que tes nuits agitées rendent si
imprévisible ?"
La consolation vient toujours trop tard. C'est après la perte, une fois que le mal est fait, que le réconfort est dispensé.