Hélé Béji
Hélé Béji

"Moi j'aime la vie. Dieu m'a fait le don de ma chaise longue, de ma maison, de ma bouteille d'eau, de ma bouteille de thé, de mon pain, que demander de plus ? Eux ils font de la réclame, la religion c'est leur commerce, une serviette où ils s'essuient les mains. (...) Je préfère l'ivrogne qui a le coeur bon, comme mon soûlard de neveu, plutôt que l'hypocrite qui n'a qu'un mot à la bouche :

'C'est péché'. Celui qui pèche le fait contre lui-même.

Hélé Béji
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« Le plus haut tas de cadavres de l'histoire », dit Aimé Césaire en parlant du colonialisme. Mais on n'a pas institué de tribunal international pour en faire le procès. Le colonialisme n'a pas été jugé « crime contre l'humanit頻, et cette injustice n'a jamais été réparée ; ces tragédies ont été emportées avec le visage des disparus. Il en est resté chez les décolonisés un

profond ressentiment. La paix véritable n'est pas entré dans les cœurs. Anciens maîtres et anciens sujets sont devenus des égaux mais, au fond d'eux-mêmes, les rancunes ne sont pas éteintes. Les uns vivent toujours dans la certitude de leur supériorité, les autres dans l'obsession de leur servitude.
La civilisation, qui exige tant de contraintes sur soi pour atteindre ces mœurs

paisibles, nécessaires à la démocratie, les a ignorées contre des peuples avec lesquels elle s'est permise d'agir sans retenue. C'est la scène primitive de l'homme civilisé, qui le protège de lui-même en lui donnant licence absolue contre les autres. Ce qu'il a gagné en vertus s'est payé de crimes à notre égard. La modernité puise son énergie dans ce débordement de violence. Cette

face de la modernité, impitoyable et obscure, a toujours accompagné l'autre, en s'octroyant un espace d'impunité hors de ses frontières protégées. Les Lumières ont grandi en s'adossant à une masse d'ombres, dont par contraste elles tirent leurs effets lumineux. Ainsi voit-on de belles architectures, en surplomb des bidonvilles, tirer leur éclat de la proximité de la laideur et du

malheur. N'est-ce pas ce que font aujourd'hui les démocraties, quand, cultivant la paix entre elles, elles mènent des guerres de prosélytisme conte les « États voyous » ? + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          140

Hélé Béji
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Peut-être les êtres humains, fatigués d'individualisme, se sont-ils mis à préférer l'obéissance à l'autonomie. L'humanité peut changer d'idéal après tout. Je veux me sentir libre de m'agenouiller, de me prosterner, de porter le cilice, de me flageller, de me construire de nouveaux temples, tout comme je suis libre de m'empoisonner au tabac, de me tuer sur les routes, de me prostituer,

de changer de sexe, de haïr l'école. Poussé à l'absurde, la liberté réclame le droit à sa propre servitude. La liberté veut désormais être libre de se détruire. Nouvelles chaînes, nouvelles idoles, nouvelles églises, nouveaux maîtres. Je veux me sentir libre de réclamer un condition d'esclave en ayant l'impression de conquérir une liberté supérieure.

Hélé Béji
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Sur un fond de jardin cligne, dans un éblouissement, une paroi entrouverte, puis sous le plafond coulissant d’un ciel encore pâle, montent les parties du décor, l’arbre fruitier comme pivot, la fontaine dans le mur telle la niche d’une fausse fenêtre, la vasque du centre où coule l’impression d’une eau douce, des feuillages larges comme des rideaux, où pendent des bananes

immangeables, un banc de pierre où l’on ne s’assoit jamais, une brise légère et ramassée comme pour une péripétie ou un coupe de théâtre, des coins de mur dont semble sortie une seconde vie du jardin

Hélé Béji
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De cette terrible épreuve, c’est le frottement des mules de ma grand-mère qui tôt le matin me réveille. Je l’entends fureter dans la pièce à côté comme une fée aux geste illuminés dans l’ignorance totale de ses pouvoirs et Boutellis s’évanouit alors comme un fantôme inoffensif, renvoyé à son grotesque néant, pas plus effrayant que ces antipathique visiteurs, désagréables

et niais, qui s’incrustent lourdement et s’éternisent ».

Hélé Béji
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Nous manquons d'humilité et, dans cette angoisse de découvrir, en nous mesurant aux autres, nos limites, nous nous livrons à des excès pour ne pas affronter humblement ce que nous sommes : des êtres humains comme les autres, à qui il ne tient que d'en témoigner aussi dignement que possible. Découvrant que nous ne sommes pas des dieux, il n'est pas nécessaire que nous nous transformions en

monstres.
La vérité a ceci de précieux que, si elle nous ôte quelques unes de nos illusions, ce n'est pas toujours pour nous infliger de mauvaises surprises. Il y a dans la lucidité, lorsqu'elle pointe son doigt sur le laid ou le mauvais, une vision insolite toujours supérieure, même dans le déplaisir, au mensonge qui la recouvre. La découverte du vrai, quelle que soit la déception

qu'elle puisse provoquer, en compense le choc par la force de réalité qu'elle contient. Elle nous hisse à une hauteur morale qui nous rachète de la perte de nos désillusions.

Hélé Béji
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En Europe, la démocratie s'est constituée après la subordination du religieux au politique. La tolérance civile (au sens de non-religieux) est la matrice de toutes les libertés d'opinion. Une société est « civile » quand on y protège la liberté de croire ou de ne pas croire ; quand les croyants n'y sont pas supérieurs aux incroyants ; quand le temps social n'y est plus ordonné par

les matines, les vêpres, ou les appels du muezzin ; quand la perte de la foi n'y est plus vécue comme un crime spirituel et un scandale social ; quand on accepte, sans sursaut de honte ni d'horreur, que l'homme puisse vivre, s'il le souhaite, sans l'idée de Dieu ; quand le blasphème n'est plus un délit ; quand l'hérésie n'est plus vilipendée et que la mécréance n'est plus châtiée.

On est alors dans une métaphysique civile et démocratique. Autrement non.
Or il semble qu'on ne puisse se passer, chez nous, des symboles et des mélodies de la religion, de ses rites, de ses usages, de ses bienséances, sans être désigné comme un énergumène sans foi ni loi. Notre foi n'est pas individuelle, elle est une évidence collective, conformiste, elle ne peut se passer du

regard d'autrui. Quels que soient ses mérites et ses attraits, la liberté humaine est restée au-dessous du service de Dieu ; elle n'a pas atteint ce degré de dévouement extrême qu'elle a connu dans le cœur des grands hommes libres qui l'ont servie.
Non, nous n'avons pas cherché à acquérir un pouvoir réel sur les choses. Si volontariste que l'on soit, la décision finale revient

à Dieu, murmure-t-on à chaque occasion. Nous avons gardé cette conviction que la politique n'était pas de notre seul ressort. Peut-être est-ce là le dessein d'un autre idéal de société. Nous n'avons pas encore atteint la distance du sceptique, pour lequel le commerce du néant et la compagnie de l'absurde ont le visage des gardiens inoffensifs que n'assombrit pas la couleur tragique de

l'existence. Qui nous dictera nos préceptes de vertu si Dieu nous abandonne ? Comment ne pas sombrer dans la folie s'il n'y a plus de Juge suprême pour nous arrêter dans nos excès ? Comment la charité ne finira-t-elle pas par s'éteindre dans notre cœur ? Qui nous retiendra sur le pente de nos mauvais penchants ? Qui nous enseignera la bonté ? Comment reconnaîtra-t-on le vice ?

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Hélé Béji
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Toute la singularité du colonialisme tient dans ce paradoxe qu'au delà de son racisme il portait aussi une vocation pédagogique.

Hélé Béji
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Nous avons grandi avec la conviction que l'humanisme était la protection la plus efficace contre l’oppression ; qu'il rendait les hommes plus intelligents et plus sensibles ; que l'étude et le commerce des œuvres de l'esprit étaient ce qui qui nous délivrait le mieux de nos tensions et de nos peurs. Nous avons cru en la fonction cathartique de la culture, à son effet d'exorcisme sur les

démons des hommes, à son perfectionnement sur leur nature. Nous avons considéré les mérites de la raison comme largement supérieurs aux attraits de la foi. Mais cet idéalisme culturel doit être revu au regard des grandes menaces de notre époque.
Au-delà de l'échec de la colonisation, l'humanisme s'est révélé incapable d'assimiler des cultures qui ne sont pas dans le temps de

la modernité, mais dans le temps de la croyance. Or le combat de l'humanisme contre l'esprit religieux a réussi en Europe avec le mouvement des Lumières, passant d'un monde ordonnée par la Providence divine à un monde guidé par la liberté humaine. L'Humaniste a cru cette mutation irréversible, alors qu'elle s'annonce incertaine, et qu'elle n'a pas réussi à convertir à la

« civilisation de l'homme » des populations encore largement prisonnières de la « cité de Dieu ». Bien que le colonialisme au XIXe siècle ait déjà expérimenté la vanité de la force dans ce type d'entreprises, le XXIe siècle reprend la vieille mission militaire de « pacifier » cruellement des sauvages au nom de la démocratie, avec des chances accrues de favoriser la

théocratie. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          10

Hélé Béji
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Le projet colonial de nous civiliser supposait que nous ne l'étions pas suffisamment. C'est la contradiction de cet humanisme qui n'a pas pu s'empêcher de vouloir domestiquer l'humanité par tous les moyens, fussent-ils inhumains. La foi dans la civilisation lui faisait confondre le rayonnement du progrès avec le droit de conquête. Toujours actuelle, cette confusion justifie la mission de

démocratiser les dictatures par tous les moyens, y compris par la guerre. Mais l’humanisme portait la nécessité d'être critique contre sa propre civilisation. Il se devait d'être cette disposition intellectuelle et morale par laquelle on cultive le goût des autres, non pour s'en effaroucher ou les anéantir mais, au contraire, pour les découvrir, s'en étonner sans cesse et faire de cet

« étonnement » l'exercice salutaire d'une sagesse philosophique et d'une élévation morale.

Hélé Béji
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Je sens couler sur mon visage, par la fenêtre ouverte de la voiture, un onguent de chaleur, de lumière condensées, une moiteur thérapeutique, et comme nous venons de survoler les vergers les plus beaux de la capitale, je me plais à croire que les effluves d'orangers qui forment leur dernier rideau d'arbres juste avant la piste d'atterrissage parviennent jusqu'ici et me distillent grâce au

vent qui balaye le terre-plein les essences florales que je retrouverai dans quelques instants dans la fiasques ventrues habillées de tricot rose, sur l'armoire de ma grand-mère, derrière la crénelure du bois comme une fortification, et dont une autre paire jumelle en laine bleue m'attend aussi sur la commode de ma chambre, formant ensemble une famille de quadruplés. (p.75)

Hélé Béji
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L’après-midi a baigné le jardin d’une lumière déchargée de la pesanteur de midi, moins chaude, les formes ne vibrent plus, la lumière coule dans le marbre sans l’écraser, après s’être éternisée comme une femme au balcon

Hélé Béji
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Ma grand-mère range, furète, ferme la porte de l’armoire, passe un chiffon humide sur le marbre de la cheminée, et à chaque, fois, c’est pour moi comme si le faisait pour le bien du monde. Chaque rangement déplace une panoplie qui s’éparpille comme la vie, mais s’ordonne en fin de compte mieux que la vie, et y trouve le chemin de sa place, de sa prosaïque utilité.

Hélé Béji
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Lorsque meurt la vie morale de la maison, on voit de son raffinement le plus retiré sortir un masque de vulgarité

Hélé Béji
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La joue écrasée contre le coussin, je devine la frontière du matin que je ne vois pas encore, je sens l’épaisseur du matelas sous ma poitrine, je suis sur le point d’ouvrir les yeux, et pourtant j’ai la sensation d’une masse appuyée sur moi qui m’empêche de remuer. « C’est Boutellis, m’écrié-je soudain dans mon demi-sommeil, Boutellis me tient, vite je dois me réveiller ».

Hélé Béji
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Montres anachroniques, mouchoirs de vieillesse, visages doux et fripés ! Mille voix curieuses s'échappent de vous, et dans votre finesse le fil de pensées ordonnées et sages, repassées dans la vapeur de l'après-midi d'une paix qui atteint jusqu'aux fibres du temps qui coule, et se dépose en vos petits carrés d'étoffe comme fait l'eau sur les dalles du patio arrosé. Vous avez ce

caractère impeccable de la percale blanche qui recouvre les banquettes du séjour, et que ma grand-mère, chaque fois qu'elle se lève, tire vers les bords du matelas en passant la main sur les plis qu'y ont laissés les visiteurs