L'homme était né très loin d'ici. C'était un négrillon ordinaire jusqu'au jour où il apprit à lire. La lecture aiguisa son sens de l'observation. Et il passa de l'observation à la découverte, de la découverte à l'analyse, de l'analyse à l'action.
De cette attention à la vie qu’elles nous ont apprise m’est resté l’habitude de chercher l’âme, l’intime des choses. De recueillir les restes, les morceaux, les vestiges, car je crois que l’écriture – tout du moins pour moi -- est le désir prétentieux de coucher le vécu. D’éterniser l’éphémère.
L’homme restait muet, les mots coincés dans la gorge. Aucun de ses gestes n’était porteur de sens. Poncia, elle, vivait l’angoissante et désespérante envie de la rencontre. Un mélange de colère et de déception s’emparait d’elle quand elle se rendait compte qu’ils n’allaient jamais au-delà du corps, qu’ils ne se touchaient jamais au-delà de la peau.
J'invente ? Oui, j'invente, sans la moindre pudeur. Eth bien quoi, les histoires ne sont-elles pas inventées ? Même les vraies, quand elles sont racontées. Je mets au défi quiconque de relater fidèlement un événement passé. Entre le fait et la narration quelque chose se perd.
Il disait que les femmes étaient des étoiles. Leur beauté illuminait la nuit que les hommes enfouissaient dans leur cœur. Elles habitaient sur d’autres terres, avaient d’autres façons d’être, d’autres rêves.
Plus jeune, elle avait même rêvé de porter un autre nom. Elle n’aimait pas le sien… Son nom ne résonnait pas en elle. Elle en inventait d’autres… La petite fille, sans nom, tremblait de peur, craignait ce jeu mais insistait. Sa tête tournait dans le vide et elle, néante, se sentait sans nom. Elle se sentait personne, elle avait envie de pleurer-rire.
Poncia avait grandi dans la pauvreté. Ses parents, ses grand-parents, ses arrière-grand-parents avaient toujours travaillé la terre des maîtres. La canne à sucre, le café, les récoltes, le bétail, les terres, tout avait un propriétaire -le Blanc. Aux Noirs restaient la misère, la faim, la souffrance, la révolte suicidaire.
" Petite, le monde, la vie, tout est là ! Notre peuple n'a quasiment rien obtenu. Tous ceux qui meurent sans se réaliser, tous les Noirs esclaves d'autrefois, tous les Noirs supposément libres d'aujourd'hui, se libèrent dans la vie de chacun d'entre nous qui réussissons à vivre, qui réussissons à nous réaliser. Ta vie, négrillonne, ne peut pas être qu'à toi. Beaucoup se libèreront, se
réaliseront par ton intermédiaire. Leurs gémissements sont là. Il faut savoir ouvrir ses oreilles, ses yeux et son cœur."
Et Tite-Maria était là, les yeux, les oreilles et le cœur grands ouverts, enregistrant en-dedans elle les derniers mouvements de vie-mort de Filo Gazogénia.
Quand Ty-maître eut la certitude que le Noir pouvait apprendre, il cessa le jeu. Le Noir apprenait ! Mais que ferait le Noir du savoir du Blanc ! En matière de lecture, le père de Poncia n’alla jamais plus loin.
Quand je mordrai
les mots,
de grâce;
ne me bousculez pas,
je veux mastiquer,
rompre entre mes dents,
la peau, les os, la moelle
du verbe,
afin de diversifier ainsi
le cœur des choses.
Quand mon regard
se perdra dans le néant,
de grâce,
ne m'éveillez pas,
je veux retenir,
au cœur de l'iris,
l'ombre moindre du
mouvement infime.
Manquant des choses essentielles au quotidien, les excédents des uns - presque toujours construits sur la misère des autres - revenaient humblement entre nos mains. Les restes.
La nuit ne fermera jamais les yeux
dans les yeux des femelles
puisque dans notre sang-femme
dans notre liquide mémoire
en chaque goutte qui jaillit
se trouve un fil invisible et fort
cousant patiemment le filet
de notre résistance millénaire.
Je sais ce qu'est l'amour d'une mère. Je sais ce qu'est une mère qui accueille un enfant. Et je sais aussi ce qu'est une mère qui le méprise. J'avoue. Sur les trois enfants que j'ai eus, deux filles et un garçon, mon coeur n'en a accueilli que deux...
Ma fille cadette s'est perdue quelque part en moi. Je n'ai jamais réussi à l'aimer...