Quelle folie ! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur ! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d’intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l’existence ; le cœur se dilate, l’imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur ; le corps même, participant de cette surexcitation de l’esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui
peut-être aujourd’hui me coûteraient la vie.
Je partis un jour de Tivoli, par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l’humidité. J’arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu’aux os dès le matin, ayant fait mes dix lieues et tué quinze pièces de gibier.
Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
quelle fidélité je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j’ai tant erré ; villages étranges, mal peuplés d’habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but ! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement ! je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont
Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San-Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l’église est toute grande ouverte.... les moines sont absents.... le silence seul y habite.... plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères, peuplés d’hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les
étonnent par leur spirituelle et savante conversation ; le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc. ; l’autre couvent de San-Benedetto, à Subiaco, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu’il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d’un précipice au
fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d’Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j’ai vu s’abriter des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent
sans bruit... pâtres ou brigands... En face, sur l’autre rive de l’Anio, grande montagne à dos de baleine, où l’on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j’eus la constance de bâtir, un jour de spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où l’on entre en rampant
et dont on ne peut atteindre l’entrée qu’en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d’arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.
À droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m’accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l’assurance plusieurs fois donnée qu’elle
avait pour but l’accomplissement d’un vœu fait à la madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l’inévitable Anio, où j’allais demander l’hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux jours pluvieux d’automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis
a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigares. Lignes de madones couronnant les hautes collines, et que suivent, le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d’un couvent caché ;
forêts de sapins que les pifferari font retentir de leurs refrains agrestes ; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore qui suona la chitarra francese ; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés ; les carabiniers, voulant à toute force
s’introduire dans nos bals d’Osteria ; l’indignation des danseurs français et abruzzais ; les prodigieux coups de poing de Flacheron ; l’expulsion honteuse de ces soldats du pape ; menaces d’embuscades, de grands couteaux !... Flacheron, sans nous rien dire, à minuit, au rendez-vous, armé d’un simple bâton ; absence des carabiniers ; Crispino enthousiasmé !
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Enfin, Albano, Castelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée ; le lac de Gabia, le marais où j’ai dormi à midi, sans songer à la fièvre ; vestiges des jardins qu’habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de
Palmyre. Longues lignes d’aqueducs antiques fuyant au loin à perte de vue.
Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus ! Liberté de cœur, d’esprit, d’âme, de tout ; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même ; liberté d’oublier le temps, de mépriser l’ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l’amour ; liberté d’aller au nord, au sud, à
l’est ou à l’ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi, des journées entières, au souffle murmurant du tiède siroco ! Liberté vraie, absolue, immense ! Ô grande et forte Italie ! Italie sauvage ! insoucieuse de ta sœur, l’Italie artiste,
«La belle Juliette au cercueil étendue.» + Lire la
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