Je voulais m'enrouler dans le calme, dans ce chant, dans le coton chaud des draps, dans les derniers plis de cette nuit où je m'étais jeté à force de fatigue.
Le Clos Lothar était une enclave, le dernier bastion, sans doute, d'un monde englouti - et nous-mêmes qui nous y abritions, des naufragés à bout, en attente de l'ultime asphyxie.
Le pressentiment des dernières fois...
Seul dans les ruelles, ce soir-là, il me semblait que la ville immobile me faisait ses adieux. Tout était calme, murmurant, sans éclat - réglé depuis des siècles. Les habitants vaquaient aux courses habituelles avant la fermeture, qui sortant de la boulangerie Perutz, qui les bras chargés de vêtements propres emballés avec soin dans le papier
couleur lune du teinturier Asaël. On se croisait. On se saluait. La courtoisie nocturne était de mise. Étrangement, l’inquiétude s'était retirée des visages comme une mer indésirée. Était-ce bien réel ? Était-ce ma perception faussée par les jours à venir ? Le sentiment de ne plus appartenir aux ombres de la ville tant aimée ? Je me déprenais sans douleur des ponts et des
façades, des fontaines, des parcs, des rues et des rigoles. J'abdiquais mon passé sous les voûtes de pierre. Il faut savoir prendre congé de ses plus belles douleurs.
Basse-cour en costume, chauve et grassouillette, farcie de billets et de morgue ; mais la véritable volaille a plus de dignité : quand elle est plumée, elle se tait.
A présent que le grand silence de l’Arctique m’envahit comme un poison, je comprends pourquoi je suis parti loin de mes oliviers, un matin d’été, vers le froid de Printzberg, approcher le passé de Costa, comprendre sa folie et retrouver sa femme.
Au loin, la mer grise lutte sans bruit contre le rempart démantelé des icebergs. Les glaciers ont déployé leur lave sépulcrale qui s’infiltre au coeur des plus profonds passages en un lent mouvement bleu. Tout brille. Tout scintille. Tout s’enchevêtre et se surmonte. Les lacs inaccessibles, chauffés par les volcans, étirent leur feuillages d’eaux en contrebas des crêtes ; les pics
côtoient les combes, les failles, les précipices. Tout glisse, tout s’efface, tout se métamorphose. Les ailes du biplan font comme un doux scalpel. La station thermale surgit dans la baie, prétentieuse, insolite. L’ombre des Dentelles d’Issavùt l’avale bientôt toute entière, barrage et aqueduc, dans son grand halo mauve. Bientôt des rives caillouteuses, à peine esquissées, se
dérobent au détour d’un nouveau territoire. Un pâle feu de jade monte des cratères de Printzberg. Le froid dessus, l’incandescent dessous.
L'Ostrich Gesang portait en lui tout ce qui la fascinait et la révoltait. C'était l'insouciance ; c'était aussi le masque. C'était le clair ; c'était aussi le sombre. C'était Alpay ; c'était aussi Almay.
« Qu’est-ce qui cogne ? Qu’est-ce qui tape contre mes tempes ? Qu’est-ce qui bat, me bouleverse et me brise ? »
"Le canal exhalait un parfum doucereux, cette odeur si troublante que l'on ne percevait qu'en hiver et qui ce soir prenait un sens étrange car souvent l'on disait qu'il sentait le sang frais." (p.37),
Bordés d'arcades mais à ciel ouvert, les bassins de l'aile sud semblaient guetter le retour des eaux pour retrouver la vie. Dans la nuit claire, ils se paraient de reflets vert jade, appuyant leurs ombres contre les frises de marbre et les reliefs sculptés en pierre d'Istrie.
Un grand froissement monta de la place : les amazones amorçaient leur départ. Les survivantes – une cinquantaine – s’étaient regroupées devant l’ancienne mosquée. Elles se comptèrent, firent exécuter un demi-tour à leur bête dont les yeux jaunes brillaient encore de tout leur feu, puis elles s’éloignèrent dans les ruelles, sans hâte, exténuées, dans un monstrueux silence
qui recouvrait tout, avant de disparaître dans le grand désert luisant d’où Julia espéra qu’elles ne surgiraient plus, ni dans cette vie, ni dans ses cauchemars.
Un énorme hoquet se bloqua dans mes oreilles. Je demeurai au centre de la chambre, un peu vacillant, à fixer soudain la bibliothèque et la carapace cuivrée des livres que j’allais lui abandonner. Saisissant l’un d’eux, je l’ouvris à la première page. Mon nom y figurait en lettres gothiques, larges et carrées, et, au-dessus, le titre de l’ouvrage – le septième, dernier de ma
plume, testament de mes rêves. J’aimais l’élégant caractère, les gracieux ornements choisis par l’éditeur, ainsi que le format minuscule : cela tenait à la fois du vitrail et de l’enluminure. Le pauvre homme, en imprimant ce conte, ignorait qu’un mois après sa parution, lui et ses employés seraient exécutés.
Elle respirait à peine sous le linceul froissé. Ses cernes s'étaient atténués -et ce n'était pas sous l'effet du jour qui faiblissait. Autour d'elle, les tulipes et le feuillage faisaient un vitrail fragile que traversaient les dernière lueurs du soleil et le ressac des vagues. Je l'avais délaissée trop longtemps -semblait signifier le chant obsessionnel de la mer qui se mêlait au
souffle d'Agathe, au battement violet de ses veines, à mes supplications silencieuses.
"Réveille-toi, ma chérie, réveille-toi! Lève tes paupières."