John N. Gray
John N. Gray

L'incapacité à comprendre le présent n'a rien de spécifiquement britannique. Partout, les élites refusent d'admettre que l'ordre de l'après-guerre froide est en pleine désintégration. Tous se comportent en partant du principe que le basculement vers l'autoritarisme est une anomalie qui ne peut qu'être suivie d'un retour à la normale.

( VO : There is nothing singularly

British in the failure to understand the present. Screening out the continuing disintegration of the post-Cold War order is the response of liberal elites everywhere. All of them act on the assumption that the turn to authoritarianism is an anomaly, which must eventually be followed by reversion to liberal normalcy. )


Publié le 13 mars 2019 dans New Statesman, traduit dans

Courrier International n°1482

John N. Gray
John N. Gray

Quand éclata la crise financière de 2007, les revenus de la plupart des Américains stagnaient depuis plus de trente ans. La flambée du crédit ne faisait que dissimuler le fait que la majorité de la population s'appauvrissait. Une nouvelle économie politique américaine était alors en train d'émerger, dans laquelle la part de la population en prison serait plus grande que dans n'importe

quel autre pays, où le chômage permanent toucherait un très grand nombre de personnes, où une large part de la force de travail serait précarisée et où nombreux seraient ceux qui substisteraient grâce à l'économie clandestine du trafic de drogue et du travail du sexe - une économie de plantation postmoderne où la servitude se rencontrerait à tous les coins de rue.
Selon certains

historiens, les inégalités en Amérique au début du XXIè siècle sont plus importantes que dans l'économie fondée sur l'esclavage de la Rome impériale du IIè siècle. On trouve bien sûr des différences entre elles, l'Amérique contemporaine étant probablement moins stable que la Rome impériale. Il est difficile d'imaginer que la richesse volatile et théorique de quelques-uns puisse

être soutenue par une force de travail décimée dans une économie rongée de l'intérieur. On finira peut-être par découvrir que c'est la baisse des profits de l'esclavage par la dette qui constitue le problème insurmontable du capitalisme américain. + Lire la suiteCommenter  J’apprécie          70

John N. Gray
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Pour penser que les êtres humains sont des amoureux de la liberté, il faut être prêt à considérer quasiment toute l’histoire humaine comme une erreur. (...) Néanmoins, s’il est indéniable que les libéraux ont tord de penser que tout le monde aime la liberté, il n’en est pas moins difficile de nier que, sans cette illusion, il y aurait encore moins de liberté dans le monde. Le

charme du mode de vie libéral tient à ce qu’il permet à la plupart des gens de renoncer à leur liberté sans même qu’il s’en rendent compte. En laissant la majorité du genre humain s’imaginer qu’ils sont des poissons volants bien qu’ils passent leur vie sous les vagues, la civilisation libérale s’appuie sur des rêves.

John N. Gray
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Si l’animal humain a quoique ce soit de singulier, c’est sa capacité à accroître son savoir de plus en plus vite, tout en étant viscéralement incapable de tirer des leçons de son expérience. Dans la science et la technique, le progrès est cumulatif, tandis que l’éthique et la politique affrontent toujours les mêmes dilemmes. Quel que soit le nom qu’on leur donne, la torture et

l’esclavage sont des maux universels ; mais on ne peut consigner ces maux dans le passé comme on ferait de théories scientifiques périmées. Ils reviennent sous d’autres noms : la torture comme technique d’interrogatoire poussé, l’esclavage comme trafic humain.