"[...] le malheur ne se raconte pas. Il est universel."
Le vieux envoie des mots d'amour aux étoiles, aux chagrins, aux guerres et aux vengeances. Il fait pleurer son violon avec quelque chose qui vient de loin et qui vous remue dedans.
Parfois, à force de remonter les sentiers abandonnés et de buter sur les vieilles souches de nos croyances, de grosses larmes ravinent les joues du rescapé d'Auschwitz, et, douce comme une pluie
d'automne, son angoisse me recouvre.
C'est gris, c'est simple. C'est sans tapage. C'est souvent minuscule, mais ça a le goût de la vie. En tout cas, ça y ressemble.
Et je pleure à mon tour.
Pourtant, dès mon premier ouf, c'est inouï comme j'avais soif d'aimer les autres. Enfant de la lune et du soleil, j'avais une envie folle de coller mon oreille contre le fût des arbres. D'écouter battre sous l'écorce le suc de la terre. De me mêler à la gaudriole générale. A tout ce raffut de la création. D'orchestrer le cui cui des oiseaux, d'apprivoiser le savoir des personnes. Pas une
minute, je n'imaginais que les gens puissent être aussi arrogants, aussi méchants. O mensi! comme nous les appelons dans notre parler manouche.Les gens! Passants ordinaires, je veux dire. Gadjé! Des corniauds de tous les jours qui vont, qui viennent et traversent devant nous.
Comme j'étais naïf! J'ignorais qu'en naissant Tsigane, je serais rabaissé au rang de gueux, de sauvage, de
chien errant qui ne connait ni les lois ni la morale ordinaire.
Je reviens à l'hiver. C'est de lui que nous parlions. Là dessus, il y a bien du souvenir également. L'odeur qui monte de la terre dès que l'humidité s'installe, le soleil qui hésite entre le mauve et le rouge avant d'épuiser sa lumière frisante derrière le fût noir des acacias hantent ma jeunesse. (...).
Ne te plains pas Cornélius. La misère est un professeur encore meilleur que les livres. Elle t'apprendra tout !
Qu'il fallait que de nouvelles voix s'élèvent.
Que la perte de la parole sous toutes ses formes, sa confiscation ou l'oubli même des mots, de leur signification, de leur sève et de la santé qu'ils contiennent, que l'éloignement, l'appauvrissement du vocabulaire, l'illettrisme, la désaffection du public pour des textes au profit d'images calibrées, orientées, blanchies en quelque
sorte, sont un déficit terrible pour la démocratie.
Ce n'est pas à coups de bâton, ni à force d'indifférence, qu'on chasse les indigents de toute société humaine. Au contraire, à force de se servir du balai pour les humilier davantage ou de la trique pour les expédier plus loin, nos préfets de police les ont voués à une épouvantable misère ... à une effrayante nudité. Ils ont fabriqué aux portes de la ville des ateliers de rancune.
Sommes-nous donc aveugles ? Faut-il attendre que les pauvres soient si pauvres qu'il ne leur reste plus que la révolte ? Un jour, les hardes qui pendent au clou deviennent immanquablement l'étendard de la haine !
- Va te laver les pieds ! On ne fait pas la révolution les pieds sales.
- C'est la révolution ?
- Ca y ressemble fort.
- Contre qui se bat-on ?
- Petit, on ne le sait pas encore.
- Mais, M'man, contre qui se bat-on ?
- Est-ce que je sais ? Contre les portions à quatre sous ! Contre le beurre à quatre francs ! Contre les années de faim et d'injustice !
Pas vrai ! Pas vrai que ça puisse exister ! Tant d'argent à la fois! Même pas des billets ordinaires! Des coupures à trois zéros ! Toutes rangées. Épinglées. Des liasses. Et aussi des George Whachintone, général et homme politique assez connu ( comme le vérifiera plus tard Chim en ayant recours à son dico) Des dollars en pleine Beauce dans son dictionnaire).
Incroyable, c'était
incroyable ! Des picaillons pour toute la vie. Chim en revient pas. En revient vraiment pas!
Assis sur son cul, plein soleil, les jambes écartées, la terre autour de lui, le sac de nylon d'un côté et celui en toile écrue de l'autre, il plonge et replonge son bras dans les profondeurs du trésor. Chaque fois, c'est des millions qui remontent. Pleines poignées. Plus que dans aucun film
qu'il ait jamais vu!
C'est souvent dans le dessous des crèmeries borgnes, au fond des gargotes de grande truanderie que j'ai pêché des âmes de grande valeur...
Et j'ai tôt compris que les dessous du boulevard du crime recelaient de bien plus exemplaires leçons de morale, d'autrement plus terribles châtiments pour le mal, que les salons brillamment éclairés où se pavane le bien en d'éclatants
triomphes de faux-semblant !
» Avant tout.
Ouvrez ce livre. Ouvrez ce livre, monsieur. Regardez dehors au travers des persiennes. Faites marcher votre petit coeur.
Assurez-vous que personne, aucun être transi de froid, ne rôde devant votre porte à la recherche d’un lit, d’un toit, d’une parole de réconfort.
Sinon, en route ! Ouvrez votre fenêtre. Installez-vous sans tarder. Tournez !
Tournez les pages de mes carnets de moleskine ! Jargonnez les mots que j’emploie. Partagez ma fièvre. Trouvez la cadence.
Le pied levé, même la jambe, hop, je vous attends ! Entamez rock, farandole, galops, roulades, rebondissements, roulements de caisse ! Cognez-vous la tête aux mirages, éblouissements, vertiges, fumées noires ! Cante flamenco ou violons d’Europe centrale, les
yeux des danseurs sont noirs, les couteaux s’agitent, le drame est dans la coulisse, les talons frappent le sol.
Vous verrez, sur mes pages, c’est bric, c’est broc, c’est l’odeur de la vie – branle-bas des plus féroces, boucheries toutes rouges, enterrements superbes !
Tournez, tournez les pages du foutu livre ! Ça suffira. Vous y découvrirez le grand bazar. Tous les
maléfices, les trucs mistoufles, les folies corde-au-cou qui m’ont emporté comme fétu dans le sombre courant de la vie. Vous apprendrez le tourbillon, la fracasse et la paille humide du cachot. Vous encaisserez les bleus, les bosses, les horions, les insultes, les croûtes que j’ai récoltés.
Vous verrez, vous distinguerez bien assez tôt comme il est glacial, l’horizon !
Envahi de vilains oiseaux noirs prêts à vous enfoncer les yeux d’un coup de bec !
Pourtant, dès mon premier ouf, c’est inouï comme j’avais soif d’aimer les autres. Enfant de la lune et du soleil, j’avais une envie folle de coller mon oreille contre le fût des arbres. D’écouter battre sous l’écorce le suc de la terre. De me mêler à la gaudriole générale. À tout
ce raffut de la création. D’orchestrer le cui-cui des oiseaux, d’apprivoiser le savoir des personnes. Pas une minute, je n’imaginais que les gens puissent être aussi arrogants, aussi méchants. O mensi ! comme nous les appelons dans notre parler manouche. Les gens ! Les passants ordinaires, je veux dire. Gadjè ! Des corniauds de tous les jours qui vont, qui viennent et traversent devant
nous.
Comme j’étais naïf ! J’ignorais qu’en naissant Tsigane, je serais rabaissé au rang de gueux, de sauvage, de chien errant qui ne connaît ni les lois ni la morale ordinaire. » + Lire la suiteCommenter  J’apprécie         130
"Le passé, les jours éteints - ce n'est pas de l'orgueil ou de l'entêtement, non plus de l'indifférence - mais on n'y gagne pas forcément à comprendre comment ça fonctionnait."
Roman Kowalski est un gros rat d'égout avec un loden sur le bras et les nerfs à vif. Un fouille merde dans un costume à raies. Un flic flasque avec une pochette triste. Un policier qui ne lâche jamais ce qu'il tient un peu. Un homme désabusé que sa curiosité mobide tient éloigné d'une carrière plus brillante. Un enquêteur à face de lion de mer qui s'est permis à une époque récente
de venir renifler d'un peu plus près la façon dont certaines spéculations immobilières se transformaient en argent frais, et comment ces sommes rondelettes finissaient dans les caisses des partis.
Le temps est un accomplissement. Le présent se dévide. Le futur n'est presque rien. Trente secondes peut-être ? C'est bien possible.
Nous sommes sans défense.
J'étais pourtant un bon candidat au bonheur. J'étais dégourdi. Toujours aux avant-postes. A preuve... Au grand bal de la vie je me suis servi presto. Je voulais tout ce que je ne voyais pas venir. Le poulet, le caviar, l'instruction, la certitude d'être aimé. Au lieu de cela, souvent, j'ai récolté la bourlingue, la châtaigne, l'humiliation, l'odeur du sang dans la bouche. N'importe ! Hardi
sur la cabosse, je n'étais pas douillet.
Puisque je voulais tout voir, tout connaître, tout entendre, j'étais mûr pour connaître l'aventure des chemins. J'étais prêt à traverser les cerceaux de feu tendus sur mon passage !
Très tôt, j'ai sauté dans le vide. Très vite, j'ai su que désobéir, c'était chercher.
A ma façon, j'ai caressé le monde ! J'ai ri. J'ai bu. J'ai joué du violon. J'ai connu des passions funestes. Mais pas que ça. Il faut que ça se sache... J'ai souvent pris la mauvaise porte. J'ai vécu l'instant délicieux du danger, la cruauté du désir, la jalousie, la vengeance et l'envie de
devenir un salaud absolu. Inutile, n'est-ce pas, d'ajouter le remords au regret. Là-dessus, pour le moment, je me tais.